vendredi, mars 24, 2006

III. l. 22-32: Nous n’appelons rien ordinairement moi en dehors de la vie de l’esprit.

After what manner, therefore, do they belong to self; and how are they connected with it? For my part, when I enter most intimately into what I call myself, I always stumble on some particular perception or other, of heat or cold, light or shade, love or hatred, pain or plea­sure. I never can catch myself at any time without a perception, and never can observe any thing but the perception. When my perceptions are remov'd for any time, as by sound sleep; so long am I insensible of myself, and may truly be said not to exist. And were all my perceptions remov'd by death, and cou'd I neither think, nor feel, nor see, nor love, nor hate after the dissolution of my body, I shou'd be entirely annihilated, nor do I conceive what is farther requisite to make me a perfect non-entity. If anyone upon serious and unprejudic'd reflec­tion, thinks he has a different notion of himself, I must confess I can reason no longer with him. All I can allow him is, that he may be in the right as well as I, and that we are essentially different in this particular. He may, perhaps, perceive something simple and continu'd, which he calls himself, tho' I am certain there is no such principle in me.

On peut lire la suite du paragraphe de deux manières :
- Ou bien dans la continuité avec l’argument précédent. Il s’agit en somme pour Hume d’insister sur l’inconstance caractéristique des perceptions de l’esprit, et donc le fait que, par exemple, le métaphysicien a du mal à expliquer la perception que nous sommes censés conserver de nous-même, au moment où nous sommes inconscients (« as by sound sleep »). En somme l’accent porterait encore sur l’absence d’impression constante et invariable.
- Ou bien comme un moment véritablement autonome : il s’agirait d’opposer ce que le sceptique et ce que le métaphysicien appellent moi. Nous privilégions cette seconde lecture ici, mais l’autre se justifiait aussi bien.

Ce qui nous importe ici, c’est que le sceptique tente de parler au nom du sens commun. Lui aussi appelle quelque chose moi (l. 23). Ce qui différencie cependant la manière d’employer ce mot chez le sceptique et chez le métaphysicien, c’est manifestement la corrélation chez le sceptique entre ce qu’il appelle moi et ses perceptions particulières. Le métaphysicien veut poser au fond un moi constant indépendant de la succession des perceptions. Les deux hommes, le métaphysicien et le sceptique, pour Hume, ont bien initialement recours au mot moi dans les mêmes circonstances, c’est-à-dire dans le présent de leurs perceptions. Mais le métaphysicien veut justifier d’un usage de ce même mot qui soit précisément indépendant de ce contexte d’énonciation.
Il faut faire attention au fait que pour Hume, si je crois viser quelque chose en disant moi lorsqu’il y a des perceptions particulières, en même temps la perception ne donne en réalité rien d’autre qu’elle-même.

« I never can catch myself at any time without a perception, and never can observe anything but the perception ».

La perception, encore une fois, n’est que son apparition ; c’est donc pour Hume l’imagination qui associe la fiction du moi aux perceptions. Le mot myself est ici en italique sans doute pour signifier par ellipse de nouveau « what I call myself ».

La phrase que nous venons de citer récapitule cependant à elle seule l’ensemble des difficultés que soulève la critique de l’identité personnelle. (Voir la partie de cette étude intitulée « Le labyrinthe de l’identité personnelle »).
En effet, tout d’abord, si je ne peux saisir ce que j’appelle moi en l’absence d’une perception, la fiction du moi n’est cependant pas complètement réductible à la perception associée, sans quoi on ne voit pas d’où viendrait la durée constante, ou encore la continuité qui est censée caractériser la notion de moi. Le moi est certes une fiction de l’imagination, mais une fiction qui doit être associée à plus qu’une perception, à quelque chose qui a à voir avec le sentiment de la connexion entre les perceptions (l’affection de la nature humaine). Or, pour que les connexions entre les perceptions de l’esprit soient senties, même si les perceptions sont en réalité séparées, sans relation réelle, ne faut-il pas supposer quelque chose comme du soi, comme une forme de continuité, de durée dans ce sentiment de la connexion ? Hume ne parlera-t-il pas de tendance, de propension, pour décrire ce feeling ? Or, les concepts de tendance, de propension indiquent bien en mathématique la dérivation d’une fonction, ce qui implique la continuité de cette fonction. S’il y a « tendance à », il y a nécessairement continuité de ce dont il y a tendance à… Le problème d’un soi n’est donc pas complètement évacué ici, bien au contraire.
Ensuite, il se pose aussi le problème de savoir ici non plus ce qu’est le moi, mais qui dit je, qui peut observer la perception, qui peut dire « ce que j’appelle moi ». Pour Paul Ricoeur, la différence entre ces deux types de questions : « qu’est-ce que le moi ? » et « qui dit moi ? » oblige à différencier deux modèles de l’identité personnelle. Hume aurait enterré définitivement la compréhension du moi sous le modèle de la mêmeté, c’est-à-dire justement de la permanence dans le temps ; mais la persistance du je du philosophe dans le texte serait l’indice de la persistance dans son propre texte de ce que Ricoeur nomme mon ipséité.
Enfin, s’il y a un observateur de la perception, n’y a-t-il pas quelqu’un susceptible de poser que cette perception est identique à elle-même ? En parlant d’observateur, Hume ne risque-t-il pas ici de réintroduire dans l’esprit un soi capable d’identifier une perception, d’en faire une représentation pour un sujet ? Bref, en utilisant la métaphore de l’observateur ici, Hume risque, sinon de redonner un lieu au théâtre de l’esprit, du moins d’en faire la scène d’un sujet spectateur, extérieur à ses perceptions, devenues représentations…

Sans insister plus sur ces difficultés, on dira que le mot myself dans ce paragraphe est ambigu : soit il n’est qu’un vocable que j’emploie lorsque j’ai des perceptions, mais qui est impropre pour désigner chaque perception particulière (la signification du mot moi n’est pas adéquate à la référence à une perception) ; soit ce mot ne vise plus des perceptions particulières, mais le feeling de leur connexion, la manière dont l’effet de la nature humaine sur l’esprit est senti. Dans tous les cas, le métaphysicien, en essayant de rendre le moi substantiel, c’est-à-dire identique à lui-même indépendamment de la succession des perceptions (ou du sentiment de leur connexion) dépasse indûment l’usage de sens commun du mot moi.
Il ne faut pas négliger l’enjeu ici derrière la question de l’identité et de la substantialité du moi : vouloir passer de l’usage légitime du mot moi pour le sens commun à son existence substantielle, indépendante de nos perceptions, c’est aussi nourrir l’idée d’une existence du moi indépendante de nos perceptions, et donc par exemple une existence du moi indépendante du corps, après la mort. Au contraire, le point de vue sceptique interdit de penser une persistance de ce que j’appelle moi après la mort, de désigner rien d’autre par ce mot qu’une « parfaite non-entité ». Dès lors, comme déjà indiqué plus haut, la critique que formule Hume de l’identité personnelle interdit toute fondation de la croyance religieuse en une vie de l’au-delà dans l’idée d’un moi substantiel.

NB : Par là, il apparaît que la science de la nature humaine ramène la fiction du moi à l’immanence de nos perceptions et affections, et empêche notre croyance momentanée en cette fiction de se fixer en un dogme métaphysique. Implicitement, le dogme métaphysique sur le moi risque de produire des valeurs transcendantes pour normer la vie, des valeurs qui ne prennent sens qu’à s’écarter de notre expérience. Au lieu que celle-ci se règle elle-même en produisant ses propres fictions, associées à des perceptions et affections, elle devient jugée et normée selon des règles abstraites, qui ne lui sont pas immanentes. On comprend mieux ici le rapport de la science de la nature humaine à la fois au sens commun et à la métaphysique : la métaphysique est une dénaturation des fictions du sens commun qui tente de leur donner une valeur dogmatique et rationnelle; la science de la nature humaine a à la fois pour rôle de mettre en lumière au point de vue spéculatif le caractère fictif des fictions du sens commun (la science de la nature humaine est en ce premier sens une « métaphysique sceptique »), et donc aussi par conséquent de la métaphysique. Mais si dans le cas de la métaphysique dogmatique la destruction est radicale, le but de cette destruction est précisément de permettre aux fictions du sens commun de trouver leur sens dans la seule pratique, indépendamment des tentatives de les fonder spéculativement. La science de la nature humaine détruit spéculativement les propositions dogmatiques de la métaphysique, mais c’est pour donner une justification spéculative à l’usage des fictions produites dans la pratique, et rendre son immanence à l’expérience.


Parce que le métaphysicien s’écarte ainsi du sens commun, la discussion risque à un moment ou à un autre de tourner court avec lui, entêté dans son affirmation (« I must confess I can no longer reason with him »). C’est bien entendu avec ironie qu’il faut entendre la formule suivante appliquée au métaphysicien : « if he has a different notion of himself ». Le sceptique ne peut croire que le métaphysicien ait plus qu’un autre une idée du moi, en revanche, il peut montrer de l’orgueil.