samedi, septembre 09, 2006

SESSION DE SEPTEMBRE

Chers étudiants,

Les épreuves de rattrapage de septembre de « Lecture de texte en langue philosophique » devraient avoir lieu le vendredi 15 septembre de 8h à 10h (1er semestre ) et 10h30 à 12h30 (2nd semestre) en salles F364 et F037. Ces informations seront affichées normalement lundi au secrétariat, et indiquées sur l'autre site du cours. N’hésitez pas à faire passer l’information aux personnes intéressées que vous pourriez connaître. Je suis désolé de n’avoir pu vous la faire parvenir qu’aussi tard.

NB: Ces horaires valent aussi (sauf modification de dernière minute) pour les étudiants des cours de Mlle Pelbois et M. Chedin.

Bien cordialement à vous tous,

C. Litwin

vendredi, avril 14, 2006

An Enquiry Concerning Human Understanding, IV, 1. Rappels et situation du texte.


Jusqu’ici, Hume a distingué deux types de philosophies (la « philosophie facile » et la philosophie spéculative), en mesurant les avantages et inconvénients de chacune, et en rangeant la sienne plutôt dans la seconde catégorie. La nature de son projet philosophique se révélera bientôt plus complexe (cf. explication de la Section V). Dans la seconde section, il a ensuite dégagé la source principale de notre connaissance de ce qui est, à savoir les impressions desquelles sont censées dériver toutes nos idées. Conjointe à la section III qui rend compte des trois principes d’associations de nos idées (ressemblance, contiguïté, causalité), Hume a en fait mis en lumière que les relations entre nos idées ne sont jamais données dans une impression, mais qu’elles relèvent d’un jeu de notre imagination ou fantaisie. En particulier, dans le cas de la causalité, ces deux dernières sections lui ont permis d’exclure que la certitude que nous croyons avoir, lors de l’association régulière de deux événements, de leur connexion ne peut avoir pour origine nos impressions. La relation causale n’est pas une donnée ontologique.

NB : Il faut ici souligner la spécificité de l’association de nos idées suivant une relation causale par rapport aux relations de ressemblance ou de contiguïté : les deux autres relations ne reposent pas à proprement parler sur des inférences. Deux idées associées suivant un rapport de ressemblance ou de contiguïté sont représentées par l’imagination de manière contemporaine (on se les imagine toutes les deux dans le même plan). Quand il y a inférence, il y a production d’une liaison temporelle qui lie précisément au contraire un passé à un présent. La spécificité de l’inférence causale est dans cette production d’une nouvelle temporalité de l’esprit : le temps de l’esprit n’est plus, à partir du moment où il y a inférence une simple succession d’événements disjoints, mais apparaît comme un nexus, un temps où les événements sont tous liés les uns aux autres. La liaison des événements passés aux événements présents produit encore une anticipation de ce qui est à venir.

Il revient donc à présent à la section IV d’écarter une autre source possible de notre croyance en la certitude de cette connexion : que ce soit par un raisonnement produit par notre entendement que nous inférions le rapport causal d’une idée à une autre. Une fois écartée cette autre source possible de nos inférences causales, il apparaîtra comme nécessaire de proposer une autre explication qui justifiera la doctrine sceptique d’une science de la nature humaine.

Difficulté et construction du texte

Difficulté du texte

Il s’agit donc ici de mettre en doute tout un ensemble d’opérations qu’on attribue d’ordinaire à l’entendement, au raisonnement. La difficulté de ces doutes provient du fait que dans de nombreux cas, nous sommes tellement familiers de certaines inférences, celles-ci nous paraissent si évidentes et si « naturelles », nous disposons de formalisations scientifiques de celles-ci tellement systématisées, que nous n’arrivons plus à ne pas croire que la source de ces inférences n’est pas la raison elle-même. Notre familiarité avec certaines inférences fait obstacle à l’appréhension de leur véritable source qui n’est pas l’entendement.


Il faut donc avant tout neutraliser cet obstacle, et montrer qu’il en va de nos inférences avec ce qui nous est familier exactement comme de nos inférences avec ce qui ne nous semble pas familier et nous surprend. Ce n’est pas là simplement une stratégie de persuasion du texte. Derrière le doute sceptique sur la rationalité de nos inférences causales et la levée de ce qui fait obstacle à la mise à bas de ce préjugé, il s’agit peut-être autant de révéler cet obstacle même comme la véritable source de nos inférences causales. L’obstacle qui dissimule la non-rationalité de l’évidence de nos inférences causales est peut-être simultanément la véritable source de ces mêmes inférences. Il sera ici nommé (« such is the influence of custom », l. 31) en anticipation de la section V.
C’est donc à la fois la levée et la mise en lumière de l’obstacle de l’habitude qui commande ici la compréhension de la structure du texte. Explicitons celle-ci :

Structure du texte

I. Position du problème et énoncé de la thèse polémique : notre entendement ne suffirait pas à produire des inférences causales si nous n’avions pas déjà acquis de l’expérience. (l. 1-12)


II. Qu’est-ce donc qui nous rend réticent à accepter cette thèse ? L’habitude. (l. 13-33) La construction de cette partie s’appuie sur une accumulation d’exemples et un parallélisme entre les deux paragraphes :

1. Nous sommes prêts à accorder la pertinence de cette thèse quand nous rencontrons des événements qui nous surprennent par leur caractère inhabituel ou leur manque d’analogie avec le cours ordinaire de notre expérience. Première série d’exemples :

  • Quelque chose d’inconnu : l’exemple du marbre.
  • Quelque chose sans analogie avec le cours ordinaire : l’exemple de la poudre.
  • Quelque chose de peu prédictible du fait de sa complexité : l’exemple de la nourriture adaptée à l’homme et non à tel ou tel autre animal.

2. Cette thèse nous paraît difficile à accepter dès lors que les exemples nous sont plus familiers (cf. le choc des boules de billard), ou que les événements nous paraissent conformes à nos attentes. Il faut alors un exercice de la pensée pour se défaire du préjugé de la rationalité de nos inférences : cet effort révèle le pouvoir de l’habitude, pouvoir indissociable de son auto-effacement. C’est proprement la difficulté du texte, faire apparaître ce qui s’efface d’autant plus qu’il agit sur nous.

III. Une dernière expérience de pensée sur un exemple très familier (le choc des boules de billard) doit finir de nous convaincre de la contingence de la relation inférée de cause et d’effet au regard de notre entendement.

Commentaire: l. 1-11 : Position du problème.


a) l. 1-2.

Hume se concentre ici non pas sur la certitude des perceptions de l’esprit, mais sur les faits (« matters of fact ») en tant que notre connaissance de ceux-ci notre perception présente (quand je vois le dossier de cette chaise, je crois savoir que les pieds de cette chaise sont cachés par la table ; de même quand je vois de la fumée, je crois savoir qu’il y a quelque part du feu). Hume a opposé au début du chapitre deux types de connaissance : la connaissance des faits et la connaissance des relations d’idées. Le second type de connaissance n’est pas problématique pour Hume : il relève à proprement parler pour lui d’un examen de nos idées par le seul entendement, et paraît soumis à une seule exigence : celle de la non-contradiction. Les jugements des géomètres tels que « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits » relèvent pour le philosophe écossais de ce type de connaissance qu’il appelle « relation d’idées » ; le contraire de ce jugement paraît inconcevable
[1].
C’est pour Hume la connaissance des faits qui pose problème, à cause de la contingence des faits. Il n’y a pas de contradiction à penser le contraire d’un fait, donc à le séparer complètement de tout autre fait auquel nous le lions comme cause ou comme effet. Que pouvons-nous, si nous le pouvons inférer d’un fait donné, par le seul exercice de l’entendement
[2] ? Tout et n’importe quoi, veut nous montrer Hume. Soyons plus précis : ce qui pose problème, ce n’est pas l’évidence de notre connaissance des faits, et en particulier de nos inférences causales, mais la nature de cette évidence. Il ne s’agit pas de douter de notre connaissance, mais de mettre en lumière qu’elle ne peut trouver de fondation dans le simple exercice de l’entendement.
Ce concept d’ « evidence » est à entendre ici dans un sens qui n’est pas celui de Descartes. Ce n’est pas l’évidence absolue de l’idée claire et distincte présentée suivant l’ordre des raisons. Il y a des degrés d’évidence. Pour comprendre la nature d’une évidence, il faut en déterminer d’abord l’origine. C’est pourquoi Hume indique que c’est par un véritable processus qu’est engendrée l’évidence de notre connaissance des faits : « how we arrive at the knowledge of cause and effect ». On peut indiquer une légère ambiguïté dans cette dernière formule, même si elle est de peu de conséquence ici : Hume parle-t-il ici de la connaissance de la relation de cause à effet, ou bien de la connaissance de faits que nous interprétons comme cause et comme effet.

b) l. 3-5. Enonciation de la thèse.

Cette formulation de la thèse intervient de façon brutale et audacieuse (« I shall venture to affirm »), et risque de choquer le lecteur. La suite du texte aura pour but précisément de ménager cet effet. Il faut souligner ici que la force de cette thèse réside dans sa généralité : ce n’est pas dans la forme de son énonciation que la thèse est sceptique (au contraire l’affirmation de la thèse est dogmatique par sa généralité), mais dans ses conséquences pour la nature de l’évidence de notre connaissance des faits. La thèse accordée, en effet, il deviendra absolument impossible de fonder en raison nos inférences causales.
- Il faut souligner l’importance de la construction de la phrase : la connaissance de la relation n’est plus atteinte par l’entendement : l’entendement est ici grammaticalement complément d’agent dans une construction au passif, donc sujet actif. Au contraire cette connaissance émerge de l’expérience : elle devient donc le véritable sujet actif de la proposition, non plus le patient de l’action de l’entendement. C’est quelque chose qui affecte l’esprit.
- Il ne faut pas se méprendre ici sur le sens de l’expression « raisonnement a priori ». Un raisonnement a priori ici, cela signifierait que la simple donnée à l’esprit d’une perception pourrait permettre à notre entendement de tirer des conclusions quant à l’apparition d’autres perceptions ou faits, indépendamment de l’expérience acquise. Par exemple, en constatant comme Adam plus loin la transparence de l’eau, le raisonnement a priori nous permettrait de conclure qu’on peut s’y noyer (Il faut remarquer ici que le concept de « raisonnement a priori » n’a rien à voir avec les jugements synthétiques a priori de Kant). Or, pour Hume la relation n’est pas déduite : nous ne faisons que trouver en nous des conjonctions régulières d’événements ou d’objets. Une conjonction constante n’est pas une connexion nécessaire : il n’y a pas de relation qui soit donnée réellement dans une conjonction, et celle-ci ne concerne que ce qui a été. Elle ne peut rationnellement rien nous apprendre quant à ce qui sera. Seule une connexion nécessaire serait proprement déterminante pour l’avenir. La conjonction constante est toujours conjonction constante d’événements particuliers : en toute rigueur on ne peut que dire « par le passé il y a eu ceci, puis il y a eu cela », et non pas même « par le passé ceci a causé cela ».
- NB : Remarquons ici un problème important : la thèse de Hume ne souffre selon lui aucune exception. Il ne sera pas possible de prouver une quelconque inférence causale à partir du seul raisonnement, ou encore de ramener la relation causale à l’exercice du principe de raison. Ceci signifie d’abord que sa propre doctrine sur les inférences causales ne pourra elle-même aucunement s’appuyer sur le principe de raison. Elle devra donc s’appuyer aussi sur… des inférences causales. Expliquer la nature de l’évidence de nos inférences causales ne pourra se faire qu’en ayant recours, à un second degré, à de nouvelles inférences causales. Pourra-t-on aussi appuyer ce second degré d’inférences causales sur l’expérience acquise, ou bien le discours de Hume rencontre-t-il nécessairement ici un cercle ? L’affirmation dogmatique de la thèse de Hume ici rend nécessairement sa science de la nature humaine sceptique, car incapable de se fonder, et obligée d’asseoir par la suite ses propres inférences causales sur quelque chose comme… une expérience acquise... mais avec ce problème que les principes de la nature humaine ne sont pas donnés à l’esprit à la manière de perceptions. La science de la nature humaine sera donc à cet égard une métaphysique qui ne s’appuiera pas sur le principe de raison, mais sur des inférences causales, et des inférences causales particulièrement problématiques, car sur quelles conjonctions régulières pourront-elles s’appuyer (voir sur ce point l’explication de l’extrait de la section V sur l’habitude) ? C’est en partie ces questions de circularité qui détermineront Kant à définir sa philosophie critique comme transcendantale…

c) l. 5-12 : deux fictions philosophiques servant d’expérience de pensée.

Nous ne pouvons pas revenir aisément à l’expérience originaire de l’esprit, c’est-à-dire à ce moment premier où l’esprit n’est qu’une succession de perceptions sans subjectivité (cf. cours sur l’identité personnelle). Si nous redevenions esprit en ce sens, nous cesserions d’en être l’observateur, nous ne pourrions avoir l’esprit devant nous. C’est donc par un protocole expérimental seulement que nous pouvons nous re-présenter l’esprit avant qu’il soit affecté par la nature humaine, avant son expérience acquise. L’expérimentation philosophique ici a pour but de faire ressortir l’expérience originaire de l’esprit avant qu’il n’ait acquis de l’expérience. On voit ici combien le concept d’ « experience » est ici variable entre l’expérimentation, l’expérience originaire et l’expérience acquise.
Ici cependant le but de l’expérimentation philosophique n’est pas simplement de faire ressortir l’expérience originaire de l’esprit, mais de se demander ce qu’un observateur de cette expérience de l’esprit, doué d’un entendement parfait pourrait inférer de son observation. Ici on ne s’occupe pas d’expliquer le passage des perceptions de l’esprit aux objets des sens, car ce n’est pas le problème. Même à supposer ce passage évident, notre observateur ne pourrait inférer aucun fait (le feu par exemple) d’un autre fait (la fumée qu’il voit). Du moins ne le pourrait-il en l’absence d’une expérience acquise. Tout fait observé est pour cet observateur jeté dans le monde un fait absolument singulier, sans relation avec aucun autre fait passé ou à venir. L’idée même d’avenir, peut-on supposer, ne devrait pas exister – car comment l’anticiper sans avoir déjà acquis de l’expérience ?
L’exemple d’Adam n’apporte rien de décisif dans l’argumentation. Adam symbolise cet homme parfait aussi bien dans ses capacités, jeté dans le monde et vierge de toute expérience acquise. On trouve la même référence à Adam dans l’Abstract du Traité de la Nature Humaine. L’exemple apporte cependant une teinte d’ironie ici : si Adam ne pouvait pas rationnellement conclure de la transparence de l’eau qu’il risquait de s’y noyait, pouvait-il par son intelligence anticiper d’une quelconque manière les conséquences qu’il y aurait pour lui à goûter au fruit défendu ?

Après avoir exclu le rôle de sujet à l’origine de l’inférence causale à l’entendement, Hume montre que l’objet perçu lui-même ne peut non plus remplir ce rôle de sujet actif. On remarquera cela dans la structure de la dernière phrase « No object ever discovers… ». L’objet ne parvient pas à devenir le véritable sujet de la proposition, puisqu’il ne présente rien d’autre que lui-même, aucun autre objet, aucune autre existence. Le véritable « sujet » ici, c’est-à-dire ce qui agit sur l’esprit, l’affecte de sorte qu’il trouve en lui des inférences causales ce sera l’habitude ou « l’expérience acquise ». Notre entendement fera alors usage d’une relation qu’il n’a pas produite, quoi qu’il en pense.
[1] La postérité de Hume contestera cet usage du principe de non-contradiction. Kant le premier critiquera Hume en soulignant qu’il n’est pas possible de faire des jugements mathématiques des jugements analytiques, c’est-à-dire des jugements dont la validité soit exclusivement soumise à la non-contradiction. Sans intuition, il n’est pas possible pour Kant d’exhiber une quelconque contradiction ou impossibilité dans une proposition telle que « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ». On sait par ailleurs qu’après Hume, les géométries non-euclidiennes prouveront qu’il existe des espaces géométriques pensables de manière cohérente tels que la somme des angles d’un triangle ne soit pas égale à deux droits…

[2] Sur un plan pratique, Hume fait remarquer que l’entendement ne se contredit pas en pensant par exemple qu’une piqûre d’insecte est préférable à la destruction du monde. Ceci indique assez que l’enjeu de la nature de l’évidence de nos inférences causales n’est pas simplement spéculatif : il doit aussi permettre d’éclairer la manière dont les principes de la nature humaine peuvent régler de façon plus générale nos passions et nos mœurs.

L. 13-33 : l’obstacle de l’habitude et son auto-effacement.


On a explicité plus haut la structure de cette partie. Hume interroge ici l’acceptabilité de sa thèse par le lecteur en proposant trois types d’exemples dans le premier paragraphe qui correspondent aux critères énoncés dans le second paragraphe (l. 25-29). Le lecteur donnera, selon Hume, assez facilement son assentiment à la thèse énoncée dans le cas de ces exemples, mais aura du mal à accepter la généralité de la thèse dans le cas d’une expérience dont il est coutumier (les boules de billard).
Le premier exemple est celui des deux morceaux de marbre accolés. C’est un phénomène peu connu, et qu’ici on suppose inconnu du lecteur. Pourra-t-il deviner par le seul exercice de son entendement que pour séparer ces deux blocs, il ne faut pas tirer de chaque côté, mais les faire coulisser ? Le lecteur accordera aisément que non. Pourquoi ? Parce que précisément il s’agit d’un exemple dont il n’est pas familier, d’une expérience dont il n’a pas l’habitude, qui sort du « common course of nature ». Cette notion de « common course » est intéressante : on peut la traduire par « cours ordinaire de la nature », mais cela ne rend peut-être pas assez compte de la dimension commune de ce cours ordinaire. L’idée de « course » indique déjà une certaine forme de régularité, de continuité, de tranquillité, donc d’absence de surprise (pensez à l’idée d’un cours d’eau). La notion de common course indique à la fois une régularité de la nature, et celle d’une expérience faite par une certaine communauté d’observateurs. Elle renvoie à la notion de sens commun. L’expérience des deux blocs de marbre peut elle aussi être faite de façon régulière, mais ce n’est pas une expérience que les hommes font communément. A l’inverse, pour le lecteur vraisemblable de Hume au 18ème siècle l’expérience des boules de billard sera à tous égards une expérience commune et ordinaire : en elle on trouvera à la fois une métaphore du mouvement des solides pour la mécanique moderne, dont un homme instruit et cultivé est à cette époque nécessairement familier, et une expérience qu’il est communément amené à faire en société, dans son monde (ce serait déjà moins le cas si Hume s’adressait à un théologien dans un monastère ! Cette expérience serait moins de sens commun). Le cours ordinaire de la nature est aussi bien l’expérience du commun des hommes.
Le concept essentiel ici pour le sens commun et pour le lecteur relativement à sa prédiction de l’effet n’est pas seulement celui de cours ordinaire de la nature, mais d’analogie avec ce cours. L’analogie, c’est d’abord un concept à rapprocher de l’association imaginaire par ressemblance. Ce concept a un usage très extensif. Par exemple la ressemblance est très faible entre cette plume que je lâche de ma main et cette boule de plomb. Pourtant, dans les deux cas je prévois un même effet. De manière générale, l’analogie consiste à faire fonctionner ce qui est semblable en quelque manière, comme s’il était identique. C’est le concept qui permet de parler d’une conjonction régulière d’événements. A proprement parler, tous les événements sont singuliers. Ce n’est que parce qu’on les juge semblables en quelque manière qu’on peut parler de conjonction régulière, et que parce que le semblable est posé comme identique qu’on peut être tenté d’appliquer à ces événements semblables une même relation de cause à effet. Un événement ne fait pas qu’être semblable à un autre ; il devient analogue à un autre quand il est déjà interprété comme une cause ou un effet. Parce que l’analogie concerne ainsi toujours des événements interprétés comme étant en relation avec d’autres, on peut dire que Hume retrouve avec cette notion d’analogie l’idée d’une « égalité de rapports » (a/b = c/d).
L’exemple de la poudre à canon est à ce titre particulièrement bien choisi par Hume : d’extérieur, cette poudre peut paraître semblable à du sable. On pourrait être tenté après avoir fait chauffer du sable, de ne voir aucun effet notable. Faites la même avec de la poudre… le phénomène surprendra parce qu’il est sans analogie avec ce qui se passait dans le cours ordinaire de la nature, avec du sable.
Le dernier exemple relève de ce que Hume appelle la « structure secrète des parties ». Pourquoi le lait est-il un bon aliment pour un homme et non pour un tigre ? Nous pouvons par la suite chercher une explication scientifique de ce phénomène en décomposant de manière microscopique la structure du lait, et en décomposant de manière minutieuse les phénomènes chimiques propres aux digestions des deux espèces. Cela ne change pas que cette explication ne se fait que dans un second temps, après l’observation d’un phénomène qui a d’abord surpris, et relativement auquel nous admettrons sans difficulté que ce n’est pas l’examen, même minutieux de la structure chimique du lait et des phénomènes complexes de digestion qui nous ont amenés à inférer que le lait pouvait être mauvais pour un félin, mais une expérience répétée. Sans cette expérience, nous aurions eu spontanément tendance à croire que le lait était bon pour un tigre, puisqu’il est bon pour nous et beaucoup d’autres animaux. Nous aurions donc avant tout raisonné par analogie avec le cours ordinaire de la nature, et la rupture de cette analogie nous aurait conduit à reconnaître que c’est l’expérience et non notre raison qui nous a instruit. Personne, pas même un scientifique, n’oserait affirmer que c’est par l’exercice de sa raison qu’il a formulé cette relation de cause à effet dans l’alimentation, car tout simplement 1) il reconnaît n’en pas connaître l’ultime raison, et 2) sans l’expérience acquise, il ne s’en douterait absolument pas.

Le paragraphe suivant (l. 25-33) a recours à un exemple qui est l’inverse des trois précédents : comme nous l’avons vu, il s’agit d’une expérience bien connue, analogue au cours ordinaire de la nature, et dans laquelle il ne nous semble pas y avoir de problème lié à la complexité de la structure des parties de l’objet (le mouvement de la boule de billard est celui de tout solide, et il paraît infiniment moins complexe qu’un processus digestif). L’objectif de Hume est de montrer ici que tout à coup, sa proposition paraît ici perdre de son évidence. Il nous semble difficile de ne pas croire que nous connaissons la raison de ce mouvement ; au fond, il nous paraît presque absurde, c’est-à-dire contradictoire, de penser que cette boule ne va pas engendrer exactement ce mouvement-ci en heurtant cette boule-là. Disposant en outre d’un modèle mécaniste pour calculer ce mouvement, nous nous imaginons aisément, dit Hume, que si nous étions jeté pour la première fois dans le monde, nous pourrions prédire ce mouvement par le seul usage de notre entendement. En somme, nous n’aurions pas besoin de nous être habitués à ce mouvement pour le prédire rationnellement.
Or, manifestement il y a là une inconséquence, dans la mesure où l’exemple de la boule de billard ne diffère en rien essentiellement (comme le montrera le dernier paragraphe du texte) de l’exemple de la poudre, et si nous découvrions pour la première fois ce mouvement, il nous surprendrait de la même manière que l’explosion de poudre a dû stupéfier, voire terrifier, celui qui l’a observée pour la première fois. C’est donc en réalité que l’habitude a non seulement produit l’inférence causale, mais n’a pu le faire bien qu’en effaçant soigneusement les traces de son action. Là où l’habitude agit le plus sur notre esprit, elle est en somme la moins visible : elle efface son œuvre en effaçant la surprise initiale de la singularité de tout nouvel événement. Plus une habitude est invisible, plus elle est forte, c’est-à-dire capable de masquer notre ignorance initiale, et de lui donner l’apparence de la connaissance la plus certaine. Sans cet auto-effacement de l’habitude, il n’y aurait pas de croyance possible. L’habitude masque notre ignorance, mais ne détruit pas fondamentalement notre ignorance naturelle. Hume ne nie pas alors finalement l’évidence de nos inférences causales, mais en revanche conteste toute assise spéculative pour une telle connaissance. La véritable assise de notre connaissance des faits est ce qu’il appelle la pratique, ou encore l’expérience acquise.

L. 34-45 : la contingence des lois de la nature.


Pour ce dernier paragraphe, je serai beaucoup plus bref. Hume ici complète l’argument précédent. Il s’agit en effet de montrer que ce qui nous paraît être connu de façon rationnelle, comme le mouvement des boules de billard, ne l’est pas, pour indiquer plus généralement que les dites « lois de la nature » et « opérations des corps » (l. 34), c’est-à-dire les bases de la physique moderne, du modèle de toute science rigoureuse de la nature, que ces « lois » sont en fait radicalement contingentes. Quelle expérience de pensée Hume nous invite-t-il à faire ? Tout simplement la suivante : montrer que nous pouvons parfaitement concevoir d’autres effets possibles du choc d’une boule de billard contre une autre que ceux que nous observons habituellement, et que parce que nous pouvons concevoir n’importe quel autre mouvement de la seconde boule, voire – pourquoi pas ? – sa complète disparition, le rapport de ce que nous interprétons comme cause à ce que nous interprétons comme effet, est dans ce cas parmi les plus familiers, parfaitement contingent.
Il faut bien comprendre ce qu’est la thèse de Hume ici : il ne s’agit pas simplement de dire que nous pouvons imaginer par exemple qu’en lâchant un morceau de métal, au lieu de tomber il s’envole parce qu’un coup de vent l’aurait tout à coup soulevé. En un sens, il s’agirait là d’une simple nouvelle explication causale. Il ne s’agit pas non plus pour Hume, comme par exemple pour Popper
[1], de dire qu’un phénomène qu’on n’a jamais observé jusqu’à ce jour trouve en fait une explication dans le cadre d’une théorie scientifique plus extensive, plus explicative et plus « falsifiable ». Il s’agit radicalement de dire que les lois de la nature sont contingentes, ou encore qu’il est impossible de fonder la thèse selon laquelle la nature est un ensemble de lois, ce qui, dit autrement, signifie : au point de vue spéculatif, il est nécessairement contingent, il n’y a pas de raison, que la nature soit un ensemble de lois.

[1] Sur toutes ces dernières questions, on pourra se reporter utilement au récent essai de Quentin Meillassoux, intitulé Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Seuil 2006, bien sûr encore à Popper, Logique de la découverte scientifique, chez Payot, et enfin à l’essai de M. Malherbe donné en bibliographie : Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, Vrin 1994.

Mise en ligne du cours sur la Section IV, 1 de An Enquiry Concerning Human Understanding

Je mets en ligne tout de suite le cours sur la Section IV, 1, et devrais faire de même incessamment pour le cours sur la Section V, 1 (L'habitude)...
J’espère que vous lirez attentivement ces deux cours, et n’hésiterez pas à poser des questions, en particulier sur la section V (très difficile !).

vendredi, mars 31, 2006

Cours ce lundi de 10h30 à 13h00 en salle 113 à Clignancourt.

Chers étudiants,

Je dispose enfin d’une salle pour rattraper les cours. La Sorbonne ne sera vraisemblablement pas, comme vous vous en doutez, ouverte demain, ni en début de semaine prochaine. En revanche, j’ai pu réserver la salle 113 à Clignancourt, lundi de 10h30 à 13h00. Je vous invite donc tous à vous rendre à Clignancourt à cet horaire.

Le programme du cours sera le suivant : étude du texte 2 (Section IV), et début du cours sur le texte 3 (Section V). Je consacrerai d’autre part une demi-heure à la fin du cours à vos questions sur le cours que je vous ai adressé sur l’identité personnelle.

Je vous joins à ce courriel les textes à préparer, et vous rappelle qu’ils sont téléchargeables en ligne sur le site du cours.

Bien à vous, et en espérant voir le plus grand nombre possible d’entre vous lundi matin,

Christophe Litwin

PS : N’hésitez pas à faire passer cette information à tous les étudiants du cours que vous connaîtriez et qui n’auraient pas accès à internet.

mercredi, mars 29, 2006

Quelques nouvelles, et quelques questions...

Chers étudiants,

Je n’ai pas encore d’informations précises sur la réouverture de la Sorbonne. Je doute qu’elle rouvre demain, mais j’espère que cela pourra être le cas samedi, et que nous pourrons profiter de l’horaire prévu pour l’épreuve de contrôle continu pour rattraper un peu le cours.

Je dispose par ailleurs de deux horaires d’enseignement (le lundi de 18h30 à 19h30 et le jeudi de 17h30 à 18h30). J’aimerais savoir s’il y en a parmi vous qui ne sont pas disponibles dans les semaines qui viennent à ces deux horaires. L’intérêt pour moi serait de coupler les deux groupes pendant deux semaines pour rattraper encore deux séances. Faites-moi savoir si vous avez un empêchement structurel. Je suis par ailleurs à toute suggestion, si vous en avez, sur d’autres modalités de rattrapage, au cas où vous seriez trop nombreux à ne pas pouvoir vous rendre aux deux horaires…

Si jamais la Sorbonne n’a pas rouvert en fin de semaine, je vous donnerai le texte 2 (que vous pouvez trouver à l’adresse suivante : http://christophe.litwin.9online.fr/Texte%202%20-%20Enquiry%20-%20Section%20IV.rtf ) en explication de texte, et passerai directement à l’étude de la Section 5.

En travaillant sur ce texte, demandez-vous ce qu’indique l’accumulation d’exemples à laquelle procède Hume, et quelle logique ordonne leur énumération. N’omettez surtout pas de les analyser chacun dans leur spécificité. Le danger dans l’explication de ce texte, c’est moins le gros contresens que la réduction du commentaire à l’énoncé de la thèse sur le caractère non rationnel de nos inférences causales.

J’attends vos réponses, et reprends contact avec vous bientôt.

C. Litwin

vendredi, mars 24, 2006

Le labyrinthe de l’identité personnelle dans l’œuvre de Hume.

Le texte étudié en classe est un extrait de la dernière section de la 4ème partie (« Du système sceptique et autres systèmes philosophiques ») du Livre I du Traité de la nature humaine de D. Hume, livre consacré à l’étude de l’entendement humain. Il a manifestement un statut particulier dans l’œuvre de Hume, dans la mesure où la question de l’identité personnelle disparaîtra de l’Enquête sur l’entendement, et où le philosophe écossais reconnaîtra à la fois le caractère labyrinthique de la question et insatisfaisant de sa réponse dans l’Appendice qu’il adjoint au Traité :

“I had entertain’d some hopes, that however deficient our theory of the intellectual world might be, it would be free from those contradictions, and absurdities, which seem to attend every explication, that human reason can give of the material world. But upon a more strict review of the section concerning personal identity, I find myself involv’d in such a labyrinth, that, I must confess, I neither know how to correct my former opinions, nor how to render them consistent” (THN, Appendix, par. 10).

Cet aveu du philosophe indique assez le caractère aporétique de sa réponse. Sur l’essentiel, à savoir la thèse suivant laquelle nous n’avons pas en nous d’idée d’un moi substantiel que nous pourrions dériver d’une impression, Hume ne reviendra pas. Il n’est pas d’impression de laquelle nous pourrions dériver l’idée de soi. Simultanément, cette conclusion ne clôt pas le problème de l’identité personnelle pour Hume, dans la mesure où pour lui, quelque chose comme le concept d’un soi sera néanmoins nécessaire pour penser le feeling de la connexion de nos perceptions, ou encore pour expliquer le passage de ce que Deleuze appelle la « psychologie de l’esprit », où ce dernier n’est qu’une succession de perceptions atomiques, séparées, sans connexion, à une « psychologie des affections de l’esprit », où l’esprit est affecté de sorte qu’il devient un sujet, est « assujetti ». C’est autour de cette idée de feeling ou d’affection que se pose pour Hume le caractère défectueux de son analyse, car elle soulève la difficulté à penser le passage de l’atomisme des perceptions à une connexion sentie sans quelque chose comme l’activité d’un soi... Je cite ici la manière dont il résume le problème dans l’Appendix (par. 20) :

“So far I seem to be attended with sufficient evidence. But having thus loosen’d all our particular perceptions, when I proceed to explain the principle of connexion, which binds them together, and makes us attribute to them a real simplicity and identity; I am sensible, that my account is very defective, and that nothing but the seeming evidence of the precedent reasonings cou’d have induc’d me to receive it. If perceptions are distinct existences, they form a whole only by being connected together. But no connexions among distinct existences are ever discoverable by human understanding. We only feel a connexion or a determination of the thought, to pass from one object to another. It follows, therefore, that the thought alone finds personal identity, when reflecting on the train of past perceptions, that compose a mind, the ideas are felt to be connected together, and naturally introduce each other. However extraordinary the conclusion may seem, it need not surprise us. Most philosophers seem inclin’d to think, that personal identity arises from consciousness; and consciousness is nothing but a reflected thought or perception. The present philosophy, therefore, has so far a promising aspect. But all my hopes vanish, when I come to explain the principles, that unite our successive perceptions in our thought or consciousness. I cannot discover any theory, which gives me satisfaction on this head”.

L’indication du problème que rencontre Hume dans sa propre théorie est donc assez claire : la transition par laquelle Hume tente de décrire comment l’esprit, collection ordonnée de perceptions, devient sujet pour lequel ces perceptions sont liées les unes aux autres, et tend à se poser fictivement comme un moi, semble supposer quelque chose comme un soi dont le feeling, l’affection, unifie les existences absolument séparées et distinctes de nos perceptions. Comment passe-t-on d’une succession de perceptions atomiques à leur connexion sentie, et donc à quelque chose comme une durée continue, sans quelque chose comme un soi ?
Nous reviendrons plus loin sur les enjeux et interprétations que nous pouvons donner de ce problème. Il est temps à présent de voir comment il se manifeste dans notre extrait.

Thèse et position du problème.

La thèse que défend Hume dans notre extrait, et qu’il maintiendra même après avoir reconnu le caractère défectueux de la solution ici présentée, est celle selon laquelle nous n’avons pas d’idée du moi, entendu comme une substance sous-jacente à nos perceptions, et donc pas de connaissance de son existence. L’esprit n’est ainsi, au point de vue de notre connaissance, rien d’autre qu’un flux ordonné de perceptions, un théâtre sans lieu. Ce seront les principes de la nature humaine qui affecteront l’esprit et en feront un sujet, la fiction d’un soi, en produisant des connexions entre nos perceptions. Le problème qui se pose à ce modèle, et que soulignera Hume dans l’Appendix, est le suivant : la critique empiriste de l’identité personnelle permet-elle complètement de se dispenser d’un concept de soi pour penser les affections de l’esprit, le fait que les connexions entre les idées soient réellement senties (felt) ?
Si on supprime complètement l’idée de soi, peut-on comprendre que le flux ordonné des perceptions qu’est l’esprit sente les connexions entre les perceptions produites par les principes de la nature humaine (notamment l’habitude) ? Les principes de la nature humaine, joints à l’atomisme des perceptions de l’esprit suffisent-ils à produire la fiction du soi, ou bien faut-il déjà supposer quelque chose comme du soi pour que la fiction du soi, compris comme sujet, soit produite ?
Mais si à l’inverse on pose un tel soi comme médiation entre l’atomisme des perceptions et la production des connexions par les principes de la nature humaine, d’une part l’existence même d’un tel soi menace la réduction de l’esprit à un flux de perceptions atomiques ; d’autre part, comment connaître un tel soi s’il ne relève d’aucune impression originaire (atomique), n’est pas démontré de manière nécessaire par le seul examen de l’entendement (puisque la connexion entre nos perceptions ne relève pas d’une nécessité d’entendement), et que les principes de la nature humaine ne suffisent pas à le produire ? D’où pourrions-nous connaître un tel soi, s’il ne se réduit ni à une perception de l’esprit, ni à un pur effet de la nature humaine sur l’esprit ?

On peut repérer dans le texte deux indices que la question de l’identité personnelle ne se résout pas entièrement dans la critique de l’idée du moi, et qu’il semble bien persister chez Hume un sens du mot moi – deux indices que le moi n’est pas un nom sans référence.
- Si l’examen philosophique dissout ici toute idée du moi, on peut se demander qui dit moi, au moment de cette dissolution, et pourquoi il semble impossible au philosophe de se passer de parler à la première personne pour dissoudre le moi.
- Il y a une différence typographique qui indique que la dissolution de toute idée de self ne réduit pas pour autant le moi à un simple mot. Il y a bien ainsi une opposition implicite entre ce que les métaphysiciens du moi appellent « our SELF » (l. 2) et ce que l’empiriste-sceptique appelle « myself » (l. 23).

Ces deux indices suggèrent en fait trois niveaux de lecture possibles de cet extrait :
· Le premier est le plus évident : c’est celui qui se contente de montrer comment le dispositif humien démontre l’impossibilité de connaître par expérience un quelconque moi substantiel, constant à travers la série des perceptions de l’esprit. Ce niveau de lecture est celui qui se montre simplement critique du point de vue métaphysique sur l’identité du moi.
· Au deuxième niveau de lecture, on remarque que Hume ne ramène pas dans ce chapitre le moi à un pur signe sans référence, mais à ce qu’il nomme une fiction. De ce point de vue, il appelle ainsi moi l’esprit en tant qu’il est affecté par la nature humaine, c’est-à-dire l’esprit en tant qu’il y a en lui une tendance à lier ses perceptions, à être affecté par ces liaisons produites par la nature humaine. Selon cette lecture, tant qu’on reste dans le champ de l’affection de l’esprit par la nature humaine, c’est-à-dire dans le champ du feeling des connexions entre nos perceptions, il y a un sens à dire moi (myself). Ce champ est en fait aussi celui de la vie pratique et des passions. Le mot moi dans ce cas ne prend sens que dans l’immanence de l’affection de l’esprit par la nature humaine, c’est-à-dire que dans la pratique. C’est dans ce champ que le mot trouve un usage utile et de sens commun, et de nombreux commentateurs s’attachent à montrer que par la suite, si la question de l’identité personnelle disparaît chez Hume des ouvrages consacrés à l’entendement, néanmoins elle demeure extrêmement présente dans les ouvrages consacrés à la morale, et surtout aux passions. Hors du contexte de cette pratique, le mot moi échappe au sens commun.
Ce qu’attaquerait Hume ici, ce ne serait pas ce feeling of myself, ou « sentiment de soi », mais le geste métaphysique qui voudrait dépasser l’immanence de cette affection de l’esprit par la nature humaine, qui sortirait du sens commun, pour poser le moi comme une substance, une réalité objectivée, constante, qui perdure identique à elle-même. Passer de myself à my Self, c’est-à-dire substantiver le mot moi, ou encore poser le moi dans une représentation objective de lui-même, serait le geste métaphysique par excellence, celui qui nous sortirait de l’immanence de l’affection par la nature humaine dans laquelle seule, le mot moi prend sens pour nous. Hume maintiendrait quelque chose comme un sentiment de soi, produit par l’affection de la nature humaine, donnant sens au mot moi dans le contexte pratique, mais refuserait de donner un sens spéculatif à ce mot, ou encore toute idée que le moi pourrait nous être donné dans une représentation.
La distinction célèbre que formule Rousseau, dans la note 15 du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes[1], entre « amour de soi » et « amour-propre » pourrait (en partie) servir à éclairer ce niveau de lecture, et ce passage de myself à my self.
· Le troisième niveau de lecture atteste les deux précédents, mais souligne combien il est problématique pour la théorie de Hume, et en particulier pour l’articulation entre « psychologie de l’esprit » et « psychologie des affections de l’esprit » (Deleuze). Peut-on penser les effets des principes de la nature humaine (comme l’habitude) sur l’esprit (succession ordonnée de perceptions) sans déjà avoir introduit dans l’esprit un minimum de sentiment de soi ? Peut-on faire du feeling, qui n’est pas réductible aux impressions et aux idées de sensation, un effet de la seule nature humaine, sans supposer plus dans l’esprit que ce que la psychologie empiriste de Hume y met, c’est-à-dire sans supposer quelque chose comme du soi[2] – tout en comprenant que ce soi qu’il faudra introduire dans l’esprit ne pourra plus être pensé sur le mode de l’identité métaphysique. Comment penser ce soi, alors ? Il y aura bien des directions possibles : Rousseau, par exemple, tentera de penser ce soi premier comme sentiment (sentiment de l’existence, amour de soi) ; Kant (puis Husserl), quant à lui, posera le principe d’une subjectivité transcendantale comme condition de possibilité de l’expérience ; la phénoménologie plus récente, notamment avec Ricœur, proposera un concept de l’ipséité distinct de celui de mêmeté[3].
[1] « Il ne faut pas confondre l'amour-propre et l'amour de soi-même; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L'amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l'honneur.
Ceci bien entendu, je dis que dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l'amour-propre n'existe pas. Car, chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l'observe, comme le seul être dans l'univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n'est pas possible qu'un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu'il n'est pas à portée de faire, puisse germer dans son âme; par la même raison cet homme ne saurait avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l'opinion de quelque offense reçue; et comme c'est le mépris ou l'intention de nuire et non le mal qui constitue l'offense, des hommes qui ne savent ni s'apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s'offenser réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d'une autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événements naturels, sans le moindre mouvement d'insolence ou de dépit, et sans autre passion que la douleur ou la joie d'un bon ou mauvais succès ».

[2] C’est là notamment la critique que formule Rousseau de la psychologie de l’empirisme en général dans la Profession de foi du vicaire savoyard, au Livre IV de l’Emile. Il ne peut y avoir d’esprit sans la durée d’un soi déjà actif, produisant des liaisons de perceptions. Voir notamment le commentaire que donne Paul Audi de ce texte, au premier chapitre de son ouvrage, Rousseau, Éthique et passion, PUF 1997.
[3] Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990. Voir en particulier la Cinquième Etude, et les pages 152-155.

Structure du texte

On peut distinguer quatre moments dans ce texte :

I. L. 1-8 : Présentation ironique de la thèse philosophique d’inspiration cartésienne sur la conscience intime de notre moi.
II. L. 9-22 : Démonstration par l’absurde de l’impossibilité d’avoir une idée du moi dérivée d’une impression, le concept du moi identique à lui-même contredisant la particularité et la temporalité fugace de l’impression.
III. L. 22-32 : Je ne suis conscient de rien que j’appelle moi en dehors de mes perceptions ; ma sensibilité à moi est indissociable de mes perceptions, et donc ce que j’appelle moi ne subsiste pas hors de ces perceptions.
IV. L. 33-44 : L’esprit n’a donc en lui aucune identité, n’est aucunement un moi, contrairement à la thèse métaphysique. Au-delà de la fiction du moi, l’esprit n’est qu’une sorte de théâtre sans lieu où se succède avec une rapidité inconcevable des perceptions.

I. Présentation ironique du point de vue métaphysique sur le moi. (l.1-8)

There are some philosophers, who imagine we are every moment intimately conscious of what we call our SELF; that we feel its existence and its continuance in existence; and are certain, beyond the evidence of a demonstration, both of its perfect identity and simplicity. The strongest sensation, the most violent passion, say they, instead of distracting us from this view, only fix it the more intensely, and make us consider their influence on self either by their pain or pleasure. To attempt a farther proof of this were to weaken its evidence; since no proof can be deriv'd from any fact, of which we are so intimately conscious; nor is there any thing, of which we can be certain, if we doubt of this.

La référence aux philosophes qui défendent l’opinion selon laquelle nous aurions une conscience intime et constante de notre moi, dont nous sentirions l’existence continue, n’est pas clairement déterminée. Hume vise plutôt une tendance philosophique que des philosophes bien identifiables : cette tendance est caractérisable vaguement comme « cartésienne », comme l’indique l’insistance ironique du dernier paragraphe sur le fait que si l’on doute de l’existence du moi, il ne reste rien dont l’on puisse se dire certain.
La thèse que Hume s’apprête à critiquer est donc celle de l’évidence du moi, une évidence telle qu’elle devrait nous dispenser de toute démonstration. La méthode de Hume consistera à soumettre cette thèse à l’examen de la méthode empiriste, c’est-à-dire à interroger la notion même d’une expérience du moi et à montrer que l’expérience, contrairement à cette thèse ne nous donne jamais une quelconque connaissance d’un moi identique à lui-même.
Le lexique de la première phrase de ce paragraphe place d’emblée la question de l’identité personnelle sur un double plan : celui d’une production par l’imagination (« who imagine that… »), et celui du langage (« what we call our SELF »). Autrement dit, il s’agira non seulement pour Hume de montrer que nous n’avons pas d’expérience du moi, en montrant qu’il n’y a pas d’impression dont dériverait une véritable idée du moi, mais aussi à indiquer la genèse de cette illusion propre à la thèse des métaphysiciens dans l’imagination, et à préciser à partir de la science de la nature humaine ce que nous appelons moi.
Cette formule: « what we call our SELF » mérite cependant d’être analysée. Tout d’abord, elle est ambiguë: elle ne distingue pas clairement entre les fonctions linguistiques de signification et de référence. Il faut remarquer aussi qu’il y a homophonie entre les expressions : « our SELF » et « ourself », « my SELF » et « myself », mais que la typographie indique ici l’insistance sur la substantivation du mot SELF. Or, dans la suite du texte (l. 23), ce sera cette fois-ci le philosophe empiriste qui utilisera une formule en apparence semblable « what I call myself », avec cette différence qu’il n’y aura plus de substantivation du self. Cette différence entre les deux énonciateurs et les deux énoncés, génère peut-être aussi une différence dans l’interprétation du statut référentiel ou signifiant de la formule « what I / we call » dans les deux cas. La forme substantivée tend à donner à vouloir donner un sens spéculatif au mot moi, comme s’il était possible de concevoir ce moi indépendamment d’une pratique effective, et indépendamment des perceptions présentes que nous éprouvons ; en revanche, la forme non substantivée tend à ne pas poser le moi en dehors de la vie de l’esprit, de la multiplicité de ses différentes perceptions.
Hume dira plus loin dans ce chapitre que la discussion sur l’identité n’est pas purement verbale[1], et que, derrière le mot moi, il y a toujours une certaine fiction de l’imagination. La différence cependant sera peut-être que, dans le cadre de la pratique cette fiction est vécue et effective (l’esprit croit par exemple sentir des connexions entre ses perceptions), tandis que hors de ce cadre, cette fiction n’est précisément plus sentie. Dans un cas alors, il y a peut-être dans l’usage du mot moi, une signification fictive en même temps que la référence à une affection de l’esprit par la nature humaine, un feeling ; et dans l’autre, dans l’usage métaphysique, seulement la production d’une signification spéculative fictive, incapable de prendre sens pour chacun dans la pratique. Le point de vue métaphysique ne ferait alors que radicaliser une fiction produite par le pouvoir de la nature humaine d’affecter l’esprit dans son rapport quotidien à l’expérience (« the strongest sensation, the most violent passion »), mais il voudrait la radicaliser au-delà de l’expérience, hors de la pratique. Il partirait bien du même feeling (cf. l. 2 : « that we feel its existence and continuance in existence »), mais voudrait penser le moi au-delà de la référence à ce feeling, comme si nous pouvions faire référence directement au moi comme tel.
Dans la pratique, je dis moi en parlant de mes passions, de mes perceptions en tant que je les lie, mais ce mot ne prend sens que dans le présent de ces affections ; dans la spéculation il ne reste plus que l’élément imaginaire du moi, et de ce fait l’idéalisation par l’imagination d’un moi à l’ « identité et simplicité parfaites ». Je ne parle plus tant de moi, de ce que j’éprouve, que du moi. Je construis en m’éloignant de la référence au feeling, une signification de plus en plus vide.

NB : On peut souligner que cette analyse confère à la démarche de Hume une résonance pré-nietzschéenne. En effet, à mesure que le point de vue métaphysique s’éloigne de l’expérience à laquelle est associé le sens du mot moi, et qu’il vide le mot de ce sens pratique en lui donnant une signification substantive et spéculative, le nouveau sens que pose le point de vue métaphysique vient produire une réévaluation de l’expérience et de la vie : par exemple, en faisant de l’âme une substance immortelle (voir le 3ème paragraphe de notre extrait), je valide implicitement par cette métaphysique un certain point de vue religieux sur la vie, à partir duquel je viens normer celle-ci. Mais je la norme suivant une valeur qui s’est éloignée de la vie elle-même, une valeur qui ne lui est plus immanente…
[1]
Au 7ème paragraphe du meme chapitre: “Thus the controversy concerning identity is not merely a dispute of words”.

II. l. 8-22 : L’absurdité de la thèse selon laquelle nous pourrions avoir une véritable idée du moi.

Unluckily all these positive assertions are contrary to that very experience, which is pleaded for them, nor have we any idea of self, after the manner it is here explain'd. For from what impression cou'd this idea be deriv'd? This question 'tis impossible to answer without a manifest contradiction and absurdity; and yet 'tis a question, which must necessarily be answer'd, if we wou'd have the idea of self pass for clear and intelligible. It must be some one impression, that gives rise to every real idea. But self or person is not anyone impression, but that to which our several impressions and ideas are suppos'd to have a reference. If any impression gives rise to the idea of self, that impression must continue invariably the same, thro' the whole course of our lives; since self is suppos'd to exist after that manner. But there is no impression constant and invariable. Pain and plea­sure, grief and joy, passions and sensations succeed each other, and never all exist at the same time. It cannot, therefore, be from any of these impressions, or from any other, that the idea of self is deriv'd; and consequently there is no such idea.
But farther, what must become of all our particular perceptions upon this hypothesis? All these are different, and distinguishable, and separable from each other, and may be separately consider'd, and may exist separately, and have no need of any thing to support their existence. After what manner, therefore, do they belong to self; and how are they connected with it?

Pour bien comprendre ici la réfutation à laquelle procède Hume, il faut comprendre qu’il s’agit d’une démonstration par l’absurde. Il ne s’agit pas de montrer que le concept d’un moi substantiel, identique à lui-même est contradictoire (Kant dira notamment que ce moi est pensable, même s’il n’est pas connaissable), mais que le concept d’une impression d’un tel moi est absurde. Hume prend pour hypothèse la thèse de ses adversaires (voir la répétition de l’adjectif « supposed » (l. 13 ; l. 15), non pas pour la faire sienne, mais pour montrer qu’elle devient inconséquente si on prétend faire l’expérience d’un tel moi sous-jacent à toutes nos perceptions.
Si nous avions une idée du moi, cette idée devrait dériver d’une impression. C’est là une thèse humienne qu’il n’est pas lieu de discuter ici, dans le cadre de cette explication, mais qui est un présupposé nécessaire de sa réfutation. « It must be some one impression that gives rise to every real idea ». S’il n’y a pas d’impression dont dériverait ce que nous prenons pour une idée du moi, alors il faudra montrer que la prétendue idée du moi sur laquelle prétendent s’appuyer les adversaires de Hume est une simple fiction de l’imagination.
Si le moi est censé être identique à lui-même et sous-jacent (sub-stance) à toutes nos perceptions, pour avoir une impression du moi dont nous dériverions l’idée, il faut que cette impression soit elle-même constante, continue, invariable. Or, une telle constance et invariabilité est contraire à la nature même de l’impression.
L’argument de Hume peut en fait ici être décomposé en deux moments (même si le texte est assez intriqué entre les lignes 15 et 23 ; le découpage ici est un peu formel):

- L’idée du moi ne peut dériver d’aucune impression particulière , mais d’une impression constante et invariable (l. 15-18).

Le propre de toute impression particulière pour Hume, c’est, on s’en souvient, d’apparaître sans relation avec un autre contenu qu’elle-même. Chaque impression particulière n’est que cette impression particulière, et non la représentation d’autre chose, pas même son propre contenu. Quand on parle par exemple d’une représentation de bleu, on suppose dans cette expression qu’il y a d’abord du bleu et que dans un deuxième temps ce bleu est présenté : l’impression n’est pas pour Hume représentation en ce sens. Cette impression de bleu n’est rien d’autre que ce bleu, non sa représentation. On ne peut pas dire que chez Hume l’impression soit identique à elle-même ; elle se contente d’être, et son identité n’est pas posée.

NB : Le cas de l’idée, décrite par Hume comme copie de l’impression, est plus problématique. Hume soutient qu’il n’existe pas de véritable relation entre l’ensemble de nos perceptions. Ceci implique que même si l’idée est la copie d’une impression, Hume ne peut pas admettre que l’idée se distingue de l’impression dont elle est la copie. Je veux dire par là que l’idée qui dérive de cette impression copie cette impression certes, mais qu’à considérer rigoureusement le concept de l’esprit qui est celui de Hume, l’idée ne fait pas signe par elle-même vers l’impression dont elle est une reproduction.
Ce concept de l’idée comme copie de l’impression pose toutefois un problème important : si Hume parle de copie pour éviter de parler de représentation, et d’introduire dans l’esprit une forme de relation interne à ses perceptions (que l’idée soit signe de l’impression), et donc aussi une forme d’identité (si l’idée re-présente l’impression, elle pose l’impression comme égale à elle-même en la reproduisant, autrement dit elle introduit de l’identité dans la pure succession de perceptions atomiques). Il faut donc que l’idée, comme copie, ne soit pas représentation de l’impression. L’idée doit pouvoir exister sans être en relation avec l’impression dont elle dérive, puisque, comme le dit le texte ici à propos non pas des seules impressions, mais des perceptions de l’esprit en général : « [our particular perceptions] have no need of any thing to support their existence ».
Mais si l’idée n’est pas représentation de l’impression, existe séparément de l’impression dont elle est la copie, le caractère de copie ne peut pas non plus se ramener à une simple ressemblance, car alors qu’est-ce qui distingue en général l’idée de l’impression ? Qu’est-ce qui distinguerait la relation de ressemblance entre une idée et une impression de la relation de ressemblance entre deux impressions ? Hume cherchera à distinguer idée et impression par un autre critère, qui sera l’intensité… Mais la différence entre l’idée et l’impression sera-t-elle alors une différence qualitative ou quantitative (Relisez bien sur ce point la section 2 de l’Enquête).

Quoi qu’il en soit, aucune impression particulière n’étant susceptible d’indiquer par elle-même un autre contenu que sa seule manifestation, le moi ne peut être indiqué par aucune de nos impressions particulières. Celles-ci sont toutes séparées, et successives, donc incapables d’exister au même instant, c’est-à-dire de se confondre (« passions and sensations succeed each other, and never all exist at the same time »). Le fait même que nous vivions dans le temps, et que tout ne se ramène pas à la conscience d’un seul instant suffit pour Hume à indiquer que ce n’est d’aucune de ces impressions que l’idée du moi pourrait dériver. Mais cet argument fort mérite d’être complété par un second.

- si nous avions une impression constante et invariable du moi, nous n’aurions plus d’impressions successives et séparées (l. 19-23).

Ce second argument complète le premier. Hume vient de montrer que si nous avions une idée du moi, elle ne pourrait jamais dériver d’aucune de nos impressions particulières. Cela n’implique pas cependant que nous n’ayons pas une impression qui en quelque sorte échappe à cette série et dure toute notre vie, une « impression constante et invariable ». Le but du second argument est de montrer qu’une telle impression n’existe pas, car elle contredirait précisément notre expérience du temps, de la succession de nos perceptions particulières et sans connexion. En effet, s’il y avait une impression constante et invariable du moi, sous-jacente à la totalité de nos perceptions, pourrait-on encore avoir des perceptions distinctes, séparées, successives ? Y aurait-il tout simplement encore du temps pour nous ?
Il faut souligner l’opposition ici entre les caractéristiques des perceptions de l’esprit pour Hume et l’idée du moi selon la thèse métaphysique : les perceptions sont particulières, différentes, distinctes, séparables les unes des autres dans leur existence, et indivisibles en elles-mêmes ; ceci s’oppose à l’identité, la constance, la continuité, la simplicité du moi.
Pour Hume, ironiquement, si quelque chose méritait le nom de substance, au sens où cette chose n’aurait besoin précisément d’aucun support pour exister, ce serait précisément chaque perception particulière. Faire d’une perception le support des autres perceptions ne permettrait plus de rendre compte précisément du flux incessant de nos perceptions distinctes et séparées. Et comment, si nous avions une perception constante du moi, pourrions-nous encore admettre que les perceptions de l’esprit sont véritablement indépendantes les unes des autres, c’est-à-dire que leurs relations sont seulement externes ? Comment pourrait-il y avoir une impression en relation avec toutes nos perceptions, en même temps que nos perceptions pourraient toujours exister indépendamment de cette perception constante ? Hume met au défi tout métaphysicien de concevoir à la fois l’indépendance de nos perceptions et leur connexion avec la perception constante et invariable du moi : « After what manner, therefore, do they belong to self ; and how are they connected to it ? »

III. l. 22-32: Nous n’appelons rien ordinairement moi en dehors de la vie de l’esprit.

After what manner, therefore, do they belong to self; and how are they connected with it? For my part, when I enter most intimately into what I call myself, I always stumble on some particular perception or other, of heat or cold, light or shade, love or hatred, pain or plea­sure. I never can catch myself at any time without a perception, and never can observe any thing but the perception. When my perceptions are remov'd for any time, as by sound sleep; so long am I insensible of myself, and may truly be said not to exist. And were all my perceptions remov'd by death, and cou'd I neither think, nor feel, nor see, nor love, nor hate after the dissolution of my body, I shou'd be entirely annihilated, nor do I conceive what is farther requisite to make me a perfect non-entity. If anyone upon serious and unprejudic'd reflec­tion, thinks he has a different notion of himself, I must confess I can reason no longer with him. All I can allow him is, that he may be in the right as well as I, and that we are essentially different in this particular. He may, perhaps, perceive something simple and continu'd, which he calls himself, tho' I am certain there is no such principle in me.

On peut lire la suite du paragraphe de deux manières :
- Ou bien dans la continuité avec l’argument précédent. Il s’agit en somme pour Hume d’insister sur l’inconstance caractéristique des perceptions de l’esprit, et donc le fait que, par exemple, le métaphysicien a du mal à expliquer la perception que nous sommes censés conserver de nous-même, au moment où nous sommes inconscients (« as by sound sleep »). En somme l’accent porterait encore sur l’absence d’impression constante et invariable.
- Ou bien comme un moment véritablement autonome : il s’agirait d’opposer ce que le sceptique et ce que le métaphysicien appellent moi. Nous privilégions cette seconde lecture ici, mais l’autre se justifiait aussi bien.

Ce qui nous importe ici, c’est que le sceptique tente de parler au nom du sens commun. Lui aussi appelle quelque chose moi (l. 23). Ce qui différencie cependant la manière d’employer ce mot chez le sceptique et chez le métaphysicien, c’est manifestement la corrélation chez le sceptique entre ce qu’il appelle moi et ses perceptions particulières. Le métaphysicien veut poser au fond un moi constant indépendant de la succession des perceptions. Les deux hommes, le métaphysicien et le sceptique, pour Hume, ont bien initialement recours au mot moi dans les mêmes circonstances, c’est-à-dire dans le présent de leurs perceptions. Mais le métaphysicien veut justifier d’un usage de ce même mot qui soit précisément indépendant de ce contexte d’énonciation.
Il faut faire attention au fait que pour Hume, si je crois viser quelque chose en disant moi lorsqu’il y a des perceptions particulières, en même temps la perception ne donne en réalité rien d’autre qu’elle-même.

« I never can catch myself at any time without a perception, and never can observe anything but the perception ».

La perception, encore une fois, n’est que son apparition ; c’est donc pour Hume l’imagination qui associe la fiction du moi aux perceptions. Le mot myself est ici en italique sans doute pour signifier par ellipse de nouveau « what I call myself ».

La phrase que nous venons de citer récapitule cependant à elle seule l’ensemble des difficultés que soulève la critique de l’identité personnelle. (Voir la partie de cette étude intitulée « Le labyrinthe de l’identité personnelle »).
En effet, tout d’abord, si je ne peux saisir ce que j’appelle moi en l’absence d’une perception, la fiction du moi n’est cependant pas complètement réductible à la perception associée, sans quoi on ne voit pas d’où viendrait la durée constante, ou encore la continuité qui est censée caractériser la notion de moi. Le moi est certes une fiction de l’imagination, mais une fiction qui doit être associée à plus qu’une perception, à quelque chose qui a à voir avec le sentiment de la connexion entre les perceptions (l’affection de la nature humaine). Or, pour que les connexions entre les perceptions de l’esprit soient senties, même si les perceptions sont en réalité séparées, sans relation réelle, ne faut-il pas supposer quelque chose comme du soi, comme une forme de continuité, de durée dans ce sentiment de la connexion ? Hume ne parlera-t-il pas de tendance, de propension, pour décrire ce feeling ? Or, les concepts de tendance, de propension indiquent bien en mathématique la dérivation d’une fonction, ce qui implique la continuité de cette fonction. S’il y a « tendance à », il y a nécessairement continuité de ce dont il y a tendance à… Le problème d’un soi n’est donc pas complètement évacué ici, bien au contraire.
Ensuite, il se pose aussi le problème de savoir ici non plus ce qu’est le moi, mais qui dit je, qui peut observer la perception, qui peut dire « ce que j’appelle moi ». Pour Paul Ricoeur, la différence entre ces deux types de questions : « qu’est-ce que le moi ? » et « qui dit moi ? » oblige à différencier deux modèles de l’identité personnelle. Hume aurait enterré définitivement la compréhension du moi sous le modèle de la mêmeté, c’est-à-dire justement de la permanence dans le temps ; mais la persistance du je du philosophe dans le texte serait l’indice de la persistance dans son propre texte de ce que Ricoeur nomme mon ipséité.
Enfin, s’il y a un observateur de la perception, n’y a-t-il pas quelqu’un susceptible de poser que cette perception est identique à elle-même ? En parlant d’observateur, Hume ne risque-t-il pas ici de réintroduire dans l’esprit un soi capable d’identifier une perception, d’en faire une représentation pour un sujet ? Bref, en utilisant la métaphore de l’observateur ici, Hume risque, sinon de redonner un lieu au théâtre de l’esprit, du moins d’en faire la scène d’un sujet spectateur, extérieur à ses perceptions, devenues représentations…

Sans insister plus sur ces difficultés, on dira que le mot myself dans ce paragraphe est ambigu : soit il n’est qu’un vocable que j’emploie lorsque j’ai des perceptions, mais qui est impropre pour désigner chaque perception particulière (la signification du mot moi n’est pas adéquate à la référence à une perception) ; soit ce mot ne vise plus des perceptions particulières, mais le feeling de leur connexion, la manière dont l’effet de la nature humaine sur l’esprit est senti. Dans tous les cas, le métaphysicien, en essayant de rendre le moi substantiel, c’est-à-dire identique à lui-même indépendamment de la succession des perceptions (ou du sentiment de leur connexion) dépasse indûment l’usage de sens commun du mot moi.
Il ne faut pas négliger l’enjeu ici derrière la question de l’identité et de la substantialité du moi : vouloir passer de l’usage légitime du mot moi pour le sens commun à son existence substantielle, indépendante de nos perceptions, c’est aussi nourrir l’idée d’une existence du moi indépendante de nos perceptions, et donc par exemple une existence du moi indépendante du corps, après la mort. Au contraire, le point de vue sceptique interdit de penser une persistance de ce que j’appelle moi après la mort, de désigner rien d’autre par ce mot qu’une « parfaite non-entité ». Dès lors, comme déjà indiqué plus haut, la critique que formule Hume de l’identité personnelle interdit toute fondation de la croyance religieuse en une vie de l’au-delà dans l’idée d’un moi substantiel.

NB : Par là, il apparaît que la science de la nature humaine ramène la fiction du moi à l’immanence de nos perceptions et affections, et empêche notre croyance momentanée en cette fiction de se fixer en un dogme métaphysique. Implicitement, le dogme métaphysique sur le moi risque de produire des valeurs transcendantes pour normer la vie, des valeurs qui ne prennent sens qu’à s’écarter de notre expérience. Au lieu que celle-ci se règle elle-même en produisant ses propres fictions, associées à des perceptions et affections, elle devient jugée et normée selon des règles abstraites, qui ne lui sont pas immanentes. On comprend mieux ici le rapport de la science de la nature humaine à la fois au sens commun et à la métaphysique : la métaphysique est une dénaturation des fictions du sens commun qui tente de leur donner une valeur dogmatique et rationnelle; la science de la nature humaine a à la fois pour rôle de mettre en lumière au point de vue spéculatif le caractère fictif des fictions du sens commun (la science de la nature humaine est en ce premier sens une « métaphysique sceptique »), et donc aussi par conséquent de la métaphysique. Mais si dans le cas de la métaphysique dogmatique la destruction est radicale, le but de cette destruction est précisément de permettre aux fictions du sens commun de trouver leur sens dans la seule pratique, indépendamment des tentatives de les fonder spéculativement. La science de la nature humaine détruit spéculativement les propositions dogmatiques de la métaphysique, mais c’est pour donner une justification spéculative à l’usage des fictions produites dans la pratique, et rendre son immanence à l’expérience.


Parce que le métaphysicien s’écarte ainsi du sens commun, la discussion risque à un moment ou à un autre de tourner court avec lui, entêté dans son affirmation (« I must confess I can no longer reason with him »). C’est bien entendu avec ironie qu’il faut entendre la formule suivante appliquée au métaphysicien : « if he has a different notion of himself ». Le sceptique ne peut croire que le métaphysicien ait plus qu’un autre une idée du moi, en revanche, il peut montrer de l’orgueil.

IV. l. 33-43 : privé de soi, en lui-même, l’esprit n’est qu’un théâtre sans lieu de perceptions séparées et fugaces.

But setting aside some metaphysicians of this kind, I may venture to affirm of the rest of mankind, that they are nothing but a bundle or collection of different perceptions, which succeed each other with an inconceivable rapidity, and are in a perpetual flux and movement. Our eyes cannot turn in their sockets without varying our perceptions. Our thought is still more variable than our sight; and all our other senses and faculties contribute to this change; nor is there any single power of the soul, which remains unalterably the same, perhaps for one moment. The mind is a kind of theatre, where several perceptions successively make their appearance; pass, re-pass, glide away, and mingle in an infinite variety of postures and situations. There is properly no simplicity in it at one time, nor identity in different; whatever natural propension we may have to imagine that simplicity and identity. The comparison of the theatre must not mislead us. They are the successive perceptions only, that constitute the mind; nor have we the most distant notion of the place, where these scenes are represented, or of the materials, of which it is compos'd.

L’essentiel de ce qu’il y a à dire sur cette dernière partie du texte a déjà été abordé dans les parties précédentes : la pluralité radicale de l’esprit ; l’absence d’identité entre les perceptions, la propension à imaginer simplicité et identité.
La seule nouveauté ici, c’est la métaphore du théâtre de ces perceptions fugaces. L’originalité en fait n’est pas tant la métaphore elle-même, mais plutôt dans ce que celle-ci a d’inadéquat : « une sorte de théâtre ». Le théâtre symbolise classiquement le lieu de la représentation, à la fois en tant que quelque chose se joue, et que cette chose se joue devant un spectateur, à distance. Quand Hume dit : “They are the successive perceptions only, that constitute the mind; nor have we the most distant notion of the place, where these scenes are represented, or of the materials, of which it is composed”. Il indique bien qu’il n’est pas possible de séparer l’esprit des perceptions successives qui le constituent. Autrement dit, il n’est pas possible de regarder subrepticement l’esprit comme un spectateur de représentations devant ses yeux. Ceci impose de comprendre l’usage du mot « represented » après, simplement au sens d’un jeu, comme lorsqu’on dit au théâtre qu’une pièce est en cours de représentation. On ne peut donc non plus faire de ce théâtre un lieu identifiable, comme s’il y avait encore une séparation entre la scène et le spectateur ; on ne peut non plus déterminer les matériaux qui composent ce théâtre, c’est-à-dire par exemple faire de nos perceptions des images des corps. De manière générale, la déconstruction de la métaphore du théâtre a pour but d’éviter de faire des perceptions de l’esprit des représentations.
Si les perceptions étaient originellement des représentations :
· D’une part, elles seraient dès le départ là pour autre chose qu’elles-mêmes (il y aurait par exemple différence entre l’impression de ce bleu-ci et ce bleu-ci), ce qui impliquerait qu’elles soient ontologiquement en relation avec autre chose. On sait que pour Hume l’impression est ce qu’il y a de plus originaire dans l’esprit. Ce n’est qu’une construction ultérieure qui fait de l’impression de ce bleu-ci la représentation d’un corps bleu à l’extérieur de moi. Dans le cas de l’idée, c’est plus complexe, mais il est essentiel pour la doctrine de Hume que l’idée ne soit pas définie exactement comme représentation de l’impression, mais comme copie. Si les perceptions étaient représentations, on supposerait dans l’esprit l’existence de relations réelles.
· D’autre part, et la chose est en fait le corrélat de la première, les perceptions comme représentations seraient des représentations pour un spectateur distinct, donc pour un sujet séparé de ses représentations. On risquerait précisément encore une fois en suivant cette métaphore classique de l’esprit comme théâtre de ramener l’esprit à un sujet.



Le choix de la métaphore est donc stratégique, et sa déconstruction instructive. Mais elle est aussi l’indice de l’extrême difficulté qu’il y a à penser le concept humien de l’esprit indépendamment de tout soi. Si Hume parvient à donner une critique définitive de l’idée d’un moi substantiel, il n’est pas évident qu’il parvienne complètement à se passer du soi pour parvenir à penser l’esprit. Il n’arrive en fait à présenter l’esprit en l’absence de tout soi et de toute représentation qu’en ayant recours à tout un ensemble de métaphores qu’il faut aussitôt déconstruire : le théâtre sans lieu de l’esprit; l’idée comme copie de l’impression…

jeudi, mars 23, 2006

Premières recommandations pour travailler par vous-même...

Chers étudiants,
En attendant la reprise des cours, voici le travail que je vous demande de fournir : finir de travailler le texte sur l’identité personnelle. Je vais vous envoyer sous peu une fiche assez détaillée sur ce texte, à laquelle je joindrai divers textes autour de cette question (notamment de Ricoeur et de Rousseau, et un article). En attendant, afin d’approfondir votre lecture de ce texte, je vous recommande l’ouvrage assez bref de Franck Salaün, intitulé Hume, L’identité personnelle, PUF Philosophies, 2003, qui fait assez bien le point.
J’aimerais aussi qu’à présent vous vous soyez exercé à lire, dans le texte original, les cinq premières sections de l’Enquête. Le texte de la section IV que nous étudierons rapidement peut être assez bien préparé en s’appuyant sur les ouvrage de M. Malherbe indiqués en bibliographie. A titre d’introduction, je vous recommande son petit livre intitulé Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, Vrin, 1994.
Si l’impossibilité de faire cours se prolonge la semaine prochaine, et qu’il ne fait pas suffisamment beau pour nous installer au Luxembourg, je devrai faire comme si nous avions expliqué en classe ce texte de Hume, et passer directement à la Section V, plus difficile à comprendre. Je donnerai bientôt des indications plus précises pour cette lecture…