vendredi, avril 14, 2006

Commentaire: l. 1-11 : Position du problème.


a) l. 1-2.

Hume se concentre ici non pas sur la certitude des perceptions de l’esprit, mais sur les faits (« matters of fact ») en tant que notre connaissance de ceux-ci notre perception présente (quand je vois le dossier de cette chaise, je crois savoir que les pieds de cette chaise sont cachés par la table ; de même quand je vois de la fumée, je crois savoir qu’il y a quelque part du feu). Hume a opposé au début du chapitre deux types de connaissance : la connaissance des faits et la connaissance des relations d’idées. Le second type de connaissance n’est pas problématique pour Hume : il relève à proprement parler pour lui d’un examen de nos idées par le seul entendement, et paraît soumis à une seule exigence : celle de la non-contradiction. Les jugements des géomètres tels que « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits » relèvent pour le philosophe écossais de ce type de connaissance qu’il appelle « relation d’idées » ; le contraire de ce jugement paraît inconcevable
[1].
C’est pour Hume la connaissance des faits qui pose problème, à cause de la contingence des faits. Il n’y a pas de contradiction à penser le contraire d’un fait, donc à le séparer complètement de tout autre fait auquel nous le lions comme cause ou comme effet. Que pouvons-nous, si nous le pouvons inférer d’un fait donné, par le seul exercice de l’entendement
[2] ? Tout et n’importe quoi, veut nous montrer Hume. Soyons plus précis : ce qui pose problème, ce n’est pas l’évidence de notre connaissance des faits, et en particulier de nos inférences causales, mais la nature de cette évidence. Il ne s’agit pas de douter de notre connaissance, mais de mettre en lumière qu’elle ne peut trouver de fondation dans le simple exercice de l’entendement.
Ce concept d’ « evidence » est à entendre ici dans un sens qui n’est pas celui de Descartes. Ce n’est pas l’évidence absolue de l’idée claire et distincte présentée suivant l’ordre des raisons. Il y a des degrés d’évidence. Pour comprendre la nature d’une évidence, il faut en déterminer d’abord l’origine. C’est pourquoi Hume indique que c’est par un véritable processus qu’est engendrée l’évidence de notre connaissance des faits : « how we arrive at the knowledge of cause and effect ». On peut indiquer une légère ambiguïté dans cette dernière formule, même si elle est de peu de conséquence ici : Hume parle-t-il ici de la connaissance de la relation de cause à effet, ou bien de la connaissance de faits que nous interprétons comme cause et comme effet.

b) l. 3-5. Enonciation de la thèse.

Cette formulation de la thèse intervient de façon brutale et audacieuse (« I shall venture to affirm »), et risque de choquer le lecteur. La suite du texte aura pour but précisément de ménager cet effet. Il faut souligner ici que la force de cette thèse réside dans sa généralité : ce n’est pas dans la forme de son énonciation que la thèse est sceptique (au contraire l’affirmation de la thèse est dogmatique par sa généralité), mais dans ses conséquences pour la nature de l’évidence de notre connaissance des faits. La thèse accordée, en effet, il deviendra absolument impossible de fonder en raison nos inférences causales.
- Il faut souligner l’importance de la construction de la phrase : la connaissance de la relation n’est plus atteinte par l’entendement : l’entendement est ici grammaticalement complément d’agent dans une construction au passif, donc sujet actif. Au contraire cette connaissance émerge de l’expérience : elle devient donc le véritable sujet actif de la proposition, non plus le patient de l’action de l’entendement. C’est quelque chose qui affecte l’esprit.
- Il ne faut pas se méprendre ici sur le sens de l’expression « raisonnement a priori ». Un raisonnement a priori ici, cela signifierait que la simple donnée à l’esprit d’une perception pourrait permettre à notre entendement de tirer des conclusions quant à l’apparition d’autres perceptions ou faits, indépendamment de l’expérience acquise. Par exemple, en constatant comme Adam plus loin la transparence de l’eau, le raisonnement a priori nous permettrait de conclure qu’on peut s’y noyer (Il faut remarquer ici que le concept de « raisonnement a priori » n’a rien à voir avec les jugements synthétiques a priori de Kant). Or, pour Hume la relation n’est pas déduite : nous ne faisons que trouver en nous des conjonctions régulières d’événements ou d’objets. Une conjonction constante n’est pas une connexion nécessaire : il n’y a pas de relation qui soit donnée réellement dans une conjonction, et celle-ci ne concerne que ce qui a été. Elle ne peut rationnellement rien nous apprendre quant à ce qui sera. Seule une connexion nécessaire serait proprement déterminante pour l’avenir. La conjonction constante est toujours conjonction constante d’événements particuliers : en toute rigueur on ne peut que dire « par le passé il y a eu ceci, puis il y a eu cela », et non pas même « par le passé ceci a causé cela ».
- NB : Remarquons ici un problème important : la thèse de Hume ne souffre selon lui aucune exception. Il ne sera pas possible de prouver une quelconque inférence causale à partir du seul raisonnement, ou encore de ramener la relation causale à l’exercice du principe de raison. Ceci signifie d’abord que sa propre doctrine sur les inférences causales ne pourra elle-même aucunement s’appuyer sur le principe de raison. Elle devra donc s’appuyer aussi sur… des inférences causales. Expliquer la nature de l’évidence de nos inférences causales ne pourra se faire qu’en ayant recours, à un second degré, à de nouvelles inférences causales. Pourra-t-on aussi appuyer ce second degré d’inférences causales sur l’expérience acquise, ou bien le discours de Hume rencontre-t-il nécessairement ici un cercle ? L’affirmation dogmatique de la thèse de Hume ici rend nécessairement sa science de la nature humaine sceptique, car incapable de se fonder, et obligée d’asseoir par la suite ses propres inférences causales sur quelque chose comme… une expérience acquise... mais avec ce problème que les principes de la nature humaine ne sont pas donnés à l’esprit à la manière de perceptions. La science de la nature humaine sera donc à cet égard une métaphysique qui ne s’appuiera pas sur le principe de raison, mais sur des inférences causales, et des inférences causales particulièrement problématiques, car sur quelles conjonctions régulières pourront-elles s’appuyer (voir sur ce point l’explication de l’extrait de la section V sur l’habitude) ? C’est en partie ces questions de circularité qui détermineront Kant à définir sa philosophie critique comme transcendantale…

c) l. 5-12 : deux fictions philosophiques servant d’expérience de pensée.

Nous ne pouvons pas revenir aisément à l’expérience originaire de l’esprit, c’est-à-dire à ce moment premier où l’esprit n’est qu’une succession de perceptions sans subjectivité (cf. cours sur l’identité personnelle). Si nous redevenions esprit en ce sens, nous cesserions d’en être l’observateur, nous ne pourrions avoir l’esprit devant nous. C’est donc par un protocole expérimental seulement que nous pouvons nous re-présenter l’esprit avant qu’il soit affecté par la nature humaine, avant son expérience acquise. L’expérimentation philosophique ici a pour but de faire ressortir l’expérience originaire de l’esprit avant qu’il n’ait acquis de l’expérience. On voit ici combien le concept d’ « experience » est ici variable entre l’expérimentation, l’expérience originaire et l’expérience acquise.
Ici cependant le but de l’expérimentation philosophique n’est pas simplement de faire ressortir l’expérience originaire de l’esprit, mais de se demander ce qu’un observateur de cette expérience de l’esprit, doué d’un entendement parfait pourrait inférer de son observation. Ici on ne s’occupe pas d’expliquer le passage des perceptions de l’esprit aux objets des sens, car ce n’est pas le problème. Même à supposer ce passage évident, notre observateur ne pourrait inférer aucun fait (le feu par exemple) d’un autre fait (la fumée qu’il voit). Du moins ne le pourrait-il en l’absence d’une expérience acquise. Tout fait observé est pour cet observateur jeté dans le monde un fait absolument singulier, sans relation avec aucun autre fait passé ou à venir. L’idée même d’avenir, peut-on supposer, ne devrait pas exister – car comment l’anticiper sans avoir déjà acquis de l’expérience ?
L’exemple d’Adam n’apporte rien de décisif dans l’argumentation. Adam symbolise cet homme parfait aussi bien dans ses capacités, jeté dans le monde et vierge de toute expérience acquise. On trouve la même référence à Adam dans l’Abstract du Traité de la Nature Humaine. L’exemple apporte cependant une teinte d’ironie ici : si Adam ne pouvait pas rationnellement conclure de la transparence de l’eau qu’il risquait de s’y noyait, pouvait-il par son intelligence anticiper d’une quelconque manière les conséquences qu’il y aurait pour lui à goûter au fruit défendu ?

Après avoir exclu le rôle de sujet à l’origine de l’inférence causale à l’entendement, Hume montre que l’objet perçu lui-même ne peut non plus remplir ce rôle de sujet actif. On remarquera cela dans la structure de la dernière phrase « No object ever discovers… ». L’objet ne parvient pas à devenir le véritable sujet de la proposition, puisqu’il ne présente rien d’autre que lui-même, aucun autre objet, aucune autre existence. Le véritable « sujet » ici, c’est-à-dire ce qui agit sur l’esprit, l’affecte de sorte qu’il trouve en lui des inférences causales ce sera l’habitude ou « l’expérience acquise ». Notre entendement fera alors usage d’une relation qu’il n’a pas produite, quoi qu’il en pense.
[1] La postérité de Hume contestera cet usage du principe de non-contradiction. Kant le premier critiquera Hume en soulignant qu’il n’est pas possible de faire des jugements mathématiques des jugements analytiques, c’est-à-dire des jugements dont la validité soit exclusivement soumise à la non-contradiction. Sans intuition, il n’est pas possible pour Kant d’exhiber une quelconque contradiction ou impossibilité dans une proposition telle que « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ». On sait par ailleurs qu’après Hume, les géométries non-euclidiennes prouveront qu’il existe des espaces géométriques pensables de manière cohérente tels que la somme des angles d’un triangle ne soit pas égale à deux droits…

[2] Sur un plan pratique, Hume fait remarquer que l’entendement ne se contredit pas en pensant par exemple qu’une piqûre d’insecte est préférable à la destruction du monde. Ceci indique assez que l’enjeu de la nature de l’évidence de nos inférences causales n’est pas simplement spéculatif : il doit aussi permettre d’éclairer la manière dont les principes de la nature humaine peuvent régler de façon plus générale nos passions et nos mœurs.