vendredi, mars 24, 2006

Thèse et position du problème.

La thèse que défend Hume dans notre extrait, et qu’il maintiendra même après avoir reconnu le caractère défectueux de la solution ici présentée, est celle selon laquelle nous n’avons pas d’idée du moi, entendu comme une substance sous-jacente à nos perceptions, et donc pas de connaissance de son existence. L’esprit n’est ainsi, au point de vue de notre connaissance, rien d’autre qu’un flux ordonné de perceptions, un théâtre sans lieu. Ce seront les principes de la nature humaine qui affecteront l’esprit et en feront un sujet, la fiction d’un soi, en produisant des connexions entre nos perceptions. Le problème qui se pose à ce modèle, et que soulignera Hume dans l’Appendix, est le suivant : la critique empiriste de l’identité personnelle permet-elle complètement de se dispenser d’un concept de soi pour penser les affections de l’esprit, le fait que les connexions entre les idées soient réellement senties (felt) ?
Si on supprime complètement l’idée de soi, peut-on comprendre que le flux ordonné des perceptions qu’est l’esprit sente les connexions entre les perceptions produites par les principes de la nature humaine (notamment l’habitude) ? Les principes de la nature humaine, joints à l’atomisme des perceptions de l’esprit suffisent-ils à produire la fiction du soi, ou bien faut-il déjà supposer quelque chose comme du soi pour que la fiction du soi, compris comme sujet, soit produite ?
Mais si à l’inverse on pose un tel soi comme médiation entre l’atomisme des perceptions et la production des connexions par les principes de la nature humaine, d’une part l’existence même d’un tel soi menace la réduction de l’esprit à un flux de perceptions atomiques ; d’autre part, comment connaître un tel soi s’il ne relève d’aucune impression originaire (atomique), n’est pas démontré de manière nécessaire par le seul examen de l’entendement (puisque la connexion entre nos perceptions ne relève pas d’une nécessité d’entendement), et que les principes de la nature humaine ne suffisent pas à le produire ? D’où pourrions-nous connaître un tel soi, s’il ne se réduit ni à une perception de l’esprit, ni à un pur effet de la nature humaine sur l’esprit ?

On peut repérer dans le texte deux indices que la question de l’identité personnelle ne se résout pas entièrement dans la critique de l’idée du moi, et qu’il semble bien persister chez Hume un sens du mot moi – deux indices que le moi n’est pas un nom sans référence.
- Si l’examen philosophique dissout ici toute idée du moi, on peut se demander qui dit moi, au moment de cette dissolution, et pourquoi il semble impossible au philosophe de se passer de parler à la première personne pour dissoudre le moi.
- Il y a une différence typographique qui indique que la dissolution de toute idée de self ne réduit pas pour autant le moi à un simple mot. Il y a bien ainsi une opposition implicite entre ce que les métaphysiciens du moi appellent « our SELF » (l. 2) et ce que l’empiriste-sceptique appelle « myself » (l. 23).

Ces deux indices suggèrent en fait trois niveaux de lecture possibles de cet extrait :
· Le premier est le plus évident : c’est celui qui se contente de montrer comment le dispositif humien démontre l’impossibilité de connaître par expérience un quelconque moi substantiel, constant à travers la série des perceptions de l’esprit. Ce niveau de lecture est celui qui se montre simplement critique du point de vue métaphysique sur l’identité du moi.
· Au deuxième niveau de lecture, on remarque que Hume ne ramène pas dans ce chapitre le moi à un pur signe sans référence, mais à ce qu’il nomme une fiction. De ce point de vue, il appelle ainsi moi l’esprit en tant qu’il est affecté par la nature humaine, c’est-à-dire l’esprit en tant qu’il y a en lui une tendance à lier ses perceptions, à être affecté par ces liaisons produites par la nature humaine. Selon cette lecture, tant qu’on reste dans le champ de l’affection de l’esprit par la nature humaine, c’est-à-dire dans le champ du feeling des connexions entre nos perceptions, il y a un sens à dire moi (myself). Ce champ est en fait aussi celui de la vie pratique et des passions. Le mot moi dans ce cas ne prend sens que dans l’immanence de l’affection de l’esprit par la nature humaine, c’est-à-dire que dans la pratique. C’est dans ce champ que le mot trouve un usage utile et de sens commun, et de nombreux commentateurs s’attachent à montrer que par la suite, si la question de l’identité personnelle disparaît chez Hume des ouvrages consacrés à l’entendement, néanmoins elle demeure extrêmement présente dans les ouvrages consacrés à la morale, et surtout aux passions. Hors du contexte de cette pratique, le mot moi échappe au sens commun.
Ce qu’attaquerait Hume ici, ce ne serait pas ce feeling of myself, ou « sentiment de soi », mais le geste métaphysique qui voudrait dépasser l’immanence de cette affection de l’esprit par la nature humaine, qui sortirait du sens commun, pour poser le moi comme une substance, une réalité objectivée, constante, qui perdure identique à elle-même. Passer de myself à my Self, c’est-à-dire substantiver le mot moi, ou encore poser le moi dans une représentation objective de lui-même, serait le geste métaphysique par excellence, celui qui nous sortirait de l’immanence de l’affection par la nature humaine dans laquelle seule, le mot moi prend sens pour nous. Hume maintiendrait quelque chose comme un sentiment de soi, produit par l’affection de la nature humaine, donnant sens au mot moi dans le contexte pratique, mais refuserait de donner un sens spéculatif à ce mot, ou encore toute idée que le moi pourrait nous être donné dans une représentation.
La distinction célèbre que formule Rousseau, dans la note 15 du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes[1], entre « amour de soi » et « amour-propre » pourrait (en partie) servir à éclairer ce niveau de lecture, et ce passage de myself à my self.
· Le troisième niveau de lecture atteste les deux précédents, mais souligne combien il est problématique pour la théorie de Hume, et en particulier pour l’articulation entre « psychologie de l’esprit » et « psychologie des affections de l’esprit » (Deleuze). Peut-on penser les effets des principes de la nature humaine (comme l’habitude) sur l’esprit (succession ordonnée de perceptions) sans déjà avoir introduit dans l’esprit un minimum de sentiment de soi ? Peut-on faire du feeling, qui n’est pas réductible aux impressions et aux idées de sensation, un effet de la seule nature humaine, sans supposer plus dans l’esprit que ce que la psychologie empiriste de Hume y met, c’est-à-dire sans supposer quelque chose comme du soi[2] – tout en comprenant que ce soi qu’il faudra introduire dans l’esprit ne pourra plus être pensé sur le mode de l’identité métaphysique. Comment penser ce soi, alors ? Il y aura bien des directions possibles : Rousseau, par exemple, tentera de penser ce soi premier comme sentiment (sentiment de l’existence, amour de soi) ; Kant (puis Husserl), quant à lui, posera le principe d’une subjectivité transcendantale comme condition de possibilité de l’expérience ; la phénoménologie plus récente, notamment avec Ricœur, proposera un concept de l’ipséité distinct de celui de mêmeté[3].
[1] « Il ne faut pas confondre l'amour-propre et l'amour de soi-même; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L'amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l'honneur.
Ceci bien entendu, je dis que dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l'amour-propre n'existe pas. Car, chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l'observe, comme le seul être dans l'univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n'est pas possible qu'un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu'il n'est pas à portée de faire, puisse germer dans son âme; par la même raison cet homme ne saurait avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l'opinion de quelque offense reçue; et comme c'est le mépris ou l'intention de nuire et non le mal qui constitue l'offense, des hommes qui ne savent ni s'apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s'offenser réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d'une autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événements naturels, sans le moindre mouvement d'insolence ou de dépit, et sans autre passion que la douleur ou la joie d'un bon ou mauvais succès ».

[2] C’est là notamment la critique que formule Rousseau de la psychologie de l’empirisme en général dans la Profession de foi du vicaire savoyard, au Livre IV de l’Emile. Il ne peut y avoir d’esprit sans la durée d’un soi déjà actif, produisant des liaisons de perceptions. Voir notamment le commentaire que donne Paul Audi de ce texte, au premier chapitre de son ouvrage, Rousseau, Éthique et passion, PUF 1997.
[3] Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990. Voir en particulier la Cinquième Etude, et les pages 152-155.