vendredi, mars 24, 2006

II. l. 8-22 : L’absurdité de la thèse selon laquelle nous pourrions avoir une véritable idée du moi.

Unluckily all these positive assertions are contrary to that very experience, which is pleaded for them, nor have we any idea of self, after the manner it is here explain'd. For from what impression cou'd this idea be deriv'd? This question 'tis impossible to answer without a manifest contradiction and absurdity; and yet 'tis a question, which must necessarily be answer'd, if we wou'd have the idea of self pass for clear and intelligible. It must be some one impression, that gives rise to every real idea. But self or person is not anyone impression, but that to which our several impressions and ideas are suppos'd to have a reference. If any impression gives rise to the idea of self, that impression must continue invariably the same, thro' the whole course of our lives; since self is suppos'd to exist after that manner. But there is no impression constant and invariable. Pain and plea­sure, grief and joy, passions and sensations succeed each other, and never all exist at the same time. It cannot, therefore, be from any of these impressions, or from any other, that the idea of self is deriv'd; and consequently there is no such idea.
But farther, what must become of all our particular perceptions upon this hypothesis? All these are different, and distinguishable, and separable from each other, and may be separately consider'd, and may exist separately, and have no need of any thing to support their existence. After what manner, therefore, do they belong to self; and how are they connected with it?

Pour bien comprendre ici la réfutation à laquelle procède Hume, il faut comprendre qu’il s’agit d’une démonstration par l’absurde. Il ne s’agit pas de montrer que le concept d’un moi substantiel, identique à lui-même est contradictoire (Kant dira notamment que ce moi est pensable, même s’il n’est pas connaissable), mais que le concept d’une impression d’un tel moi est absurde. Hume prend pour hypothèse la thèse de ses adversaires (voir la répétition de l’adjectif « supposed » (l. 13 ; l. 15), non pas pour la faire sienne, mais pour montrer qu’elle devient inconséquente si on prétend faire l’expérience d’un tel moi sous-jacent à toutes nos perceptions.
Si nous avions une idée du moi, cette idée devrait dériver d’une impression. C’est là une thèse humienne qu’il n’est pas lieu de discuter ici, dans le cadre de cette explication, mais qui est un présupposé nécessaire de sa réfutation. « It must be some one impression that gives rise to every real idea ». S’il n’y a pas d’impression dont dériverait ce que nous prenons pour une idée du moi, alors il faudra montrer que la prétendue idée du moi sur laquelle prétendent s’appuyer les adversaires de Hume est une simple fiction de l’imagination.
Si le moi est censé être identique à lui-même et sous-jacent (sub-stance) à toutes nos perceptions, pour avoir une impression du moi dont nous dériverions l’idée, il faut que cette impression soit elle-même constante, continue, invariable. Or, une telle constance et invariabilité est contraire à la nature même de l’impression.
L’argument de Hume peut en fait ici être décomposé en deux moments (même si le texte est assez intriqué entre les lignes 15 et 23 ; le découpage ici est un peu formel):

- L’idée du moi ne peut dériver d’aucune impression particulière , mais d’une impression constante et invariable (l. 15-18).

Le propre de toute impression particulière pour Hume, c’est, on s’en souvient, d’apparaître sans relation avec un autre contenu qu’elle-même. Chaque impression particulière n’est que cette impression particulière, et non la représentation d’autre chose, pas même son propre contenu. Quand on parle par exemple d’une représentation de bleu, on suppose dans cette expression qu’il y a d’abord du bleu et que dans un deuxième temps ce bleu est présenté : l’impression n’est pas pour Hume représentation en ce sens. Cette impression de bleu n’est rien d’autre que ce bleu, non sa représentation. On ne peut pas dire que chez Hume l’impression soit identique à elle-même ; elle se contente d’être, et son identité n’est pas posée.

NB : Le cas de l’idée, décrite par Hume comme copie de l’impression, est plus problématique. Hume soutient qu’il n’existe pas de véritable relation entre l’ensemble de nos perceptions. Ceci implique que même si l’idée est la copie d’une impression, Hume ne peut pas admettre que l’idée se distingue de l’impression dont elle est la copie. Je veux dire par là que l’idée qui dérive de cette impression copie cette impression certes, mais qu’à considérer rigoureusement le concept de l’esprit qui est celui de Hume, l’idée ne fait pas signe par elle-même vers l’impression dont elle est une reproduction.
Ce concept de l’idée comme copie de l’impression pose toutefois un problème important : si Hume parle de copie pour éviter de parler de représentation, et d’introduire dans l’esprit une forme de relation interne à ses perceptions (que l’idée soit signe de l’impression), et donc aussi une forme d’identité (si l’idée re-présente l’impression, elle pose l’impression comme égale à elle-même en la reproduisant, autrement dit elle introduit de l’identité dans la pure succession de perceptions atomiques). Il faut donc que l’idée, comme copie, ne soit pas représentation de l’impression. L’idée doit pouvoir exister sans être en relation avec l’impression dont elle dérive, puisque, comme le dit le texte ici à propos non pas des seules impressions, mais des perceptions de l’esprit en général : « [our particular perceptions] have no need of any thing to support their existence ».
Mais si l’idée n’est pas représentation de l’impression, existe séparément de l’impression dont elle est la copie, le caractère de copie ne peut pas non plus se ramener à une simple ressemblance, car alors qu’est-ce qui distingue en général l’idée de l’impression ? Qu’est-ce qui distinguerait la relation de ressemblance entre une idée et une impression de la relation de ressemblance entre deux impressions ? Hume cherchera à distinguer idée et impression par un autre critère, qui sera l’intensité… Mais la différence entre l’idée et l’impression sera-t-elle alors une différence qualitative ou quantitative (Relisez bien sur ce point la section 2 de l’Enquête).

Quoi qu’il en soit, aucune impression particulière n’étant susceptible d’indiquer par elle-même un autre contenu que sa seule manifestation, le moi ne peut être indiqué par aucune de nos impressions particulières. Celles-ci sont toutes séparées, et successives, donc incapables d’exister au même instant, c’est-à-dire de se confondre (« passions and sensations succeed each other, and never all exist at the same time »). Le fait même que nous vivions dans le temps, et que tout ne se ramène pas à la conscience d’un seul instant suffit pour Hume à indiquer que ce n’est d’aucune de ces impressions que l’idée du moi pourrait dériver. Mais cet argument fort mérite d’être complété par un second.

- si nous avions une impression constante et invariable du moi, nous n’aurions plus d’impressions successives et séparées (l. 19-23).

Ce second argument complète le premier. Hume vient de montrer que si nous avions une idée du moi, elle ne pourrait jamais dériver d’aucune de nos impressions particulières. Cela n’implique pas cependant que nous n’ayons pas une impression qui en quelque sorte échappe à cette série et dure toute notre vie, une « impression constante et invariable ». Le but du second argument est de montrer qu’une telle impression n’existe pas, car elle contredirait précisément notre expérience du temps, de la succession de nos perceptions particulières et sans connexion. En effet, s’il y avait une impression constante et invariable du moi, sous-jacente à la totalité de nos perceptions, pourrait-on encore avoir des perceptions distinctes, séparées, successives ? Y aurait-il tout simplement encore du temps pour nous ?
Il faut souligner l’opposition ici entre les caractéristiques des perceptions de l’esprit pour Hume et l’idée du moi selon la thèse métaphysique : les perceptions sont particulières, différentes, distinctes, séparables les unes des autres dans leur existence, et indivisibles en elles-mêmes ; ceci s’oppose à l’identité, la constance, la continuité, la simplicité du moi.
Pour Hume, ironiquement, si quelque chose méritait le nom de substance, au sens où cette chose n’aurait besoin précisément d’aucun support pour exister, ce serait précisément chaque perception particulière. Faire d’une perception le support des autres perceptions ne permettrait plus de rendre compte précisément du flux incessant de nos perceptions distinctes et séparées. Et comment, si nous avions une perception constante du moi, pourrions-nous encore admettre que les perceptions de l’esprit sont véritablement indépendantes les unes des autres, c’est-à-dire que leurs relations sont seulement externes ? Comment pourrait-il y avoir une impression en relation avec toutes nos perceptions, en même temps que nos perceptions pourraient toujours exister indépendamment de cette perception constante ? Hume met au défi tout métaphysicien de concevoir à la fois l’indépendance de nos perceptions et leur connexion avec la perception constante et invariable du moi : « After what manner, therefore, do they belong to self ; and how are they connected to it ? »