vendredi, avril 14, 2006

L. 13-33 : l’obstacle de l’habitude et son auto-effacement.


On a explicité plus haut la structure de cette partie. Hume interroge ici l’acceptabilité de sa thèse par le lecteur en proposant trois types d’exemples dans le premier paragraphe qui correspondent aux critères énoncés dans le second paragraphe (l. 25-29). Le lecteur donnera, selon Hume, assez facilement son assentiment à la thèse énoncée dans le cas de ces exemples, mais aura du mal à accepter la généralité de la thèse dans le cas d’une expérience dont il est coutumier (les boules de billard).
Le premier exemple est celui des deux morceaux de marbre accolés. C’est un phénomène peu connu, et qu’ici on suppose inconnu du lecteur. Pourra-t-il deviner par le seul exercice de son entendement que pour séparer ces deux blocs, il ne faut pas tirer de chaque côté, mais les faire coulisser ? Le lecteur accordera aisément que non. Pourquoi ? Parce que précisément il s’agit d’un exemple dont il n’est pas familier, d’une expérience dont il n’a pas l’habitude, qui sort du « common course of nature ». Cette notion de « common course » est intéressante : on peut la traduire par « cours ordinaire de la nature », mais cela ne rend peut-être pas assez compte de la dimension commune de ce cours ordinaire. L’idée de « course » indique déjà une certaine forme de régularité, de continuité, de tranquillité, donc d’absence de surprise (pensez à l’idée d’un cours d’eau). La notion de common course indique à la fois une régularité de la nature, et celle d’une expérience faite par une certaine communauté d’observateurs. Elle renvoie à la notion de sens commun. L’expérience des deux blocs de marbre peut elle aussi être faite de façon régulière, mais ce n’est pas une expérience que les hommes font communément. A l’inverse, pour le lecteur vraisemblable de Hume au 18ème siècle l’expérience des boules de billard sera à tous égards une expérience commune et ordinaire : en elle on trouvera à la fois une métaphore du mouvement des solides pour la mécanique moderne, dont un homme instruit et cultivé est à cette époque nécessairement familier, et une expérience qu’il est communément amené à faire en société, dans son monde (ce serait déjà moins le cas si Hume s’adressait à un théologien dans un monastère ! Cette expérience serait moins de sens commun). Le cours ordinaire de la nature est aussi bien l’expérience du commun des hommes.
Le concept essentiel ici pour le sens commun et pour le lecteur relativement à sa prédiction de l’effet n’est pas seulement celui de cours ordinaire de la nature, mais d’analogie avec ce cours. L’analogie, c’est d’abord un concept à rapprocher de l’association imaginaire par ressemblance. Ce concept a un usage très extensif. Par exemple la ressemblance est très faible entre cette plume que je lâche de ma main et cette boule de plomb. Pourtant, dans les deux cas je prévois un même effet. De manière générale, l’analogie consiste à faire fonctionner ce qui est semblable en quelque manière, comme s’il était identique. C’est le concept qui permet de parler d’une conjonction régulière d’événements. A proprement parler, tous les événements sont singuliers. Ce n’est que parce qu’on les juge semblables en quelque manière qu’on peut parler de conjonction régulière, et que parce que le semblable est posé comme identique qu’on peut être tenté d’appliquer à ces événements semblables une même relation de cause à effet. Un événement ne fait pas qu’être semblable à un autre ; il devient analogue à un autre quand il est déjà interprété comme une cause ou un effet. Parce que l’analogie concerne ainsi toujours des événements interprétés comme étant en relation avec d’autres, on peut dire que Hume retrouve avec cette notion d’analogie l’idée d’une « égalité de rapports » (a/b = c/d).
L’exemple de la poudre à canon est à ce titre particulièrement bien choisi par Hume : d’extérieur, cette poudre peut paraître semblable à du sable. On pourrait être tenté après avoir fait chauffer du sable, de ne voir aucun effet notable. Faites la même avec de la poudre… le phénomène surprendra parce qu’il est sans analogie avec ce qui se passait dans le cours ordinaire de la nature, avec du sable.
Le dernier exemple relève de ce que Hume appelle la « structure secrète des parties ». Pourquoi le lait est-il un bon aliment pour un homme et non pour un tigre ? Nous pouvons par la suite chercher une explication scientifique de ce phénomène en décomposant de manière microscopique la structure du lait, et en décomposant de manière minutieuse les phénomènes chimiques propres aux digestions des deux espèces. Cela ne change pas que cette explication ne se fait que dans un second temps, après l’observation d’un phénomène qui a d’abord surpris, et relativement auquel nous admettrons sans difficulté que ce n’est pas l’examen, même minutieux de la structure chimique du lait et des phénomènes complexes de digestion qui nous ont amenés à inférer que le lait pouvait être mauvais pour un félin, mais une expérience répétée. Sans cette expérience, nous aurions eu spontanément tendance à croire que le lait était bon pour un tigre, puisqu’il est bon pour nous et beaucoup d’autres animaux. Nous aurions donc avant tout raisonné par analogie avec le cours ordinaire de la nature, et la rupture de cette analogie nous aurait conduit à reconnaître que c’est l’expérience et non notre raison qui nous a instruit. Personne, pas même un scientifique, n’oserait affirmer que c’est par l’exercice de sa raison qu’il a formulé cette relation de cause à effet dans l’alimentation, car tout simplement 1) il reconnaît n’en pas connaître l’ultime raison, et 2) sans l’expérience acquise, il ne s’en douterait absolument pas.

Le paragraphe suivant (l. 25-33) a recours à un exemple qui est l’inverse des trois précédents : comme nous l’avons vu, il s’agit d’une expérience bien connue, analogue au cours ordinaire de la nature, et dans laquelle il ne nous semble pas y avoir de problème lié à la complexité de la structure des parties de l’objet (le mouvement de la boule de billard est celui de tout solide, et il paraît infiniment moins complexe qu’un processus digestif). L’objectif de Hume est de montrer ici que tout à coup, sa proposition paraît ici perdre de son évidence. Il nous semble difficile de ne pas croire que nous connaissons la raison de ce mouvement ; au fond, il nous paraît presque absurde, c’est-à-dire contradictoire, de penser que cette boule ne va pas engendrer exactement ce mouvement-ci en heurtant cette boule-là. Disposant en outre d’un modèle mécaniste pour calculer ce mouvement, nous nous imaginons aisément, dit Hume, que si nous étions jeté pour la première fois dans le monde, nous pourrions prédire ce mouvement par le seul usage de notre entendement. En somme, nous n’aurions pas besoin de nous être habitués à ce mouvement pour le prédire rationnellement.
Or, manifestement il y a là une inconséquence, dans la mesure où l’exemple de la boule de billard ne diffère en rien essentiellement (comme le montrera le dernier paragraphe du texte) de l’exemple de la poudre, et si nous découvrions pour la première fois ce mouvement, il nous surprendrait de la même manière que l’explosion de poudre a dû stupéfier, voire terrifier, celui qui l’a observée pour la première fois. C’est donc en réalité que l’habitude a non seulement produit l’inférence causale, mais n’a pu le faire bien qu’en effaçant soigneusement les traces de son action. Là où l’habitude agit le plus sur notre esprit, elle est en somme la moins visible : elle efface son œuvre en effaçant la surprise initiale de la singularité de tout nouvel événement. Plus une habitude est invisible, plus elle est forte, c’est-à-dire capable de masquer notre ignorance initiale, et de lui donner l’apparence de la connaissance la plus certaine. Sans cet auto-effacement de l’habitude, il n’y aurait pas de croyance possible. L’habitude masque notre ignorance, mais ne détruit pas fondamentalement notre ignorance naturelle. Hume ne nie pas alors finalement l’évidence de nos inférences causales, mais en revanche conteste toute assise spéculative pour une telle connaissance. La véritable assise de notre connaissance des faits est ce qu’il appelle la pratique, ou encore l’expérience acquise.