vendredi, mars 31, 2006

Cours ce lundi de 10h30 à 13h00 en salle 113 à Clignancourt.

Chers étudiants,

Je dispose enfin d’une salle pour rattraper les cours. La Sorbonne ne sera vraisemblablement pas, comme vous vous en doutez, ouverte demain, ni en début de semaine prochaine. En revanche, j’ai pu réserver la salle 113 à Clignancourt, lundi de 10h30 à 13h00. Je vous invite donc tous à vous rendre à Clignancourt à cet horaire.

Le programme du cours sera le suivant : étude du texte 2 (Section IV), et début du cours sur le texte 3 (Section V). Je consacrerai d’autre part une demi-heure à la fin du cours à vos questions sur le cours que je vous ai adressé sur l’identité personnelle.

Je vous joins à ce courriel les textes à préparer, et vous rappelle qu’ils sont téléchargeables en ligne sur le site du cours.

Bien à vous, et en espérant voir le plus grand nombre possible d’entre vous lundi matin,

Christophe Litwin

PS : N’hésitez pas à faire passer cette information à tous les étudiants du cours que vous connaîtriez et qui n’auraient pas accès à internet.

mercredi, mars 29, 2006

Quelques nouvelles, et quelques questions...

Chers étudiants,

Je n’ai pas encore d’informations précises sur la réouverture de la Sorbonne. Je doute qu’elle rouvre demain, mais j’espère que cela pourra être le cas samedi, et que nous pourrons profiter de l’horaire prévu pour l’épreuve de contrôle continu pour rattraper un peu le cours.

Je dispose par ailleurs de deux horaires d’enseignement (le lundi de 18h30 à 19h30 et le jeudi de 17h30 à 18h30). J’aimerais savoir s’il y en a parmi vous qui ne sont pas disponibles dans les semaines qui viennent à ces deux horaires. L’intérêt pour moi serait de coupler les deux groupes pendant deux semaines pour rattraper encore deux séances. Faites-moi savoir si vous avez un empêchement structurel. Je suis par ailleurs à toute suggestion, si vous en avez, sur d’autres modalités de rattrapage, au cas où vous seriez trop nombreux à ne pas pouvoir vous rendre aux deux horaires…

Si jamais la Sorbonne n’a pas rouvert en fin de semaine, je vous donnerai le texte 2 (que vous pouvez trouver à l’adresse suivante : http://christophe.litwin.9online.fr/Texte%202%20-%20Enquiry%20-%20Section%20IV.rtf ) en explication de texte, et passerai directement à l’étude de la Section 5.

En travaillant sur ce texte, demandez-vous ce qu’indique l’accumulation d’exemples à laquelle procède Hume, et quelle logique ordonne leur énumération. N’omettez surtout pas de les analyser chacun dans leur spécificité. Le danger dans l’explication de ce texte, c’est moins le gros contresens que la réduction du commentaire à l’énoncé de la thèse sur le caractère non rationnel de nos inférences causales.

J’attends vos réponses, et reprends contact avec vous bientôt.

C. Litwin

vendredi, mars 24, 2006

Le labyrinthe de l’identité personnelle dans l’œuvre de Hume.

Le texte étudié en classe est un extrait de la dernière section de la 4ème partie (« Du système sceptique et autres systèmes philosophiques ») du Livre I du Traité de la nature humaine de D. Hume, livre consacré à l’étude de l’entendement humain. Il a manifestement un statut particulier dans l’œuvre de Hume, dans la mesure où la question de l’identité personnelle disparaîtra de l’Enquête sur l’entendement, et où le philosophe écossais reconnaîtra à la fois le caractère labyrinthique de la question et insatisfaisant de sa réponse dans l’Appendice qu’il adjoint au Traité :

“I had entertain’d some hopes, that however deficient our theory of the intellectual world might be, it would be free from those contradictions, and absurdities, which seem to attend every explication, that human reason can give of the material world. But upon a more strict review of the section concerning personal identity, I find myself involv’d in such a labyrinth, that, I must confess, I neither know how to correct my former opinions, nor how to render them consistent” (THN, Appendix, par. 10).

Cet aveu du philosophe indique assez le caractère aporétique de sa réponse. Sur l’essentiel, à savoir la thèse suivant laquelle nous n’avons pas en nous d’idée d’un moi substantiel que nous pourrions dériver d’une impression, Hume ne reviendra pas. Il n’est pas d’impression de laquelle nous pourrions dériver l’idée de soi. Simultanément, cette conclusion ne clôt pas le problème de l’identité personnelle pour Hume, dans la mesure où pour lui, quelque chose comme le concept d’un soi sera néanmoins nécessaire pour penser le feeling de la connexion de nos perceptions, ou encore pour expliquer le passage de ce que Deleuze appelle la « psychologie de l’esprit », où ce dernier n’est qu’une succession de perceptions atomiques, séparées, sans connexion, à une « psychologie des affections de l’esprit », où l’esprit est affecté de sorte qu’il devient un sujet, est « assujetti ». C’est autour de cette idée de feeling ou d’affection que se pose pour Hume le caractère défectueux de son analyse, car elle soulève la difficulté à penser le passage de l’atomisme des perceptions à une connexion sentie sans quelque chose comme l’activité d’un soi... Je cite ici la manière dont il résume le problème dans l’Appendix (par. 20) :

“So far I seem to be attended with sufficient evidence. But having thus loosen’d all our particular perceptions, when I proceed to explain the principle of connexion, which binds them together, and makes us attribute to them a real simplicity and identity; I am sensible, that my account is very defective, and that nothing but the seeming evidence of the precedent reasonings cou’d have induc’d me to receive it. If perceptions are distinct existences, they form a whole only by being connected together. But no connexions among distinct existences are ever discoverable by human understanding. We only feel a connexion or a determination of the thought, to pass from one object to another. It follows, therefore, that the thought alone finds personal identity, when reflecting on the train of past perceptions, that compose a mind, the ideas are felt to be connected together, and naturally introduce each other. However extraordinary the conclusion may seem, it need not surprise us. Most philosophers seem inclin’d to think, that personal identity arises from consciousness; and consciousness is nothing but a reflected thought or perception. The present philosophy, therefore, has so far a promising aspect. But all my hopes vanish, when I come to explain the principles, that unite our successive perceptions in our thought or consciousness. I cannot discover any theory, which gives me satisfaction on this head”.

L’indication du problème que rencontre Hume dans sa propre théorie est donc assez claire : la transition par laquelle Hume tente de décrire comment l’esprit, collection ordonnée de perceptions, devient sujet pour lequel ces perceptions sont liées les unes aux autres, et tend à se poser fictivement comme un moi, semble supposer quelque chose comme un soi dont le feeling, l’affection, unifie les existences absolument séparées et distinctes de nos perceptions. Comment passe-t-on d’une succession de perceptions atomiques à leur connexion sentie, et donc à quelque chose comme une durée continue, sans quelque chose comme un soi ?
Nous reviendrons plus loin sur les enjeux et interprétations que nous pouvons donner de ce problème. Il est temps à présent de voir comment il se manifeste dans notre extrait.

Thèse et position du problème.

La thèse que défend Hume dans notre extrait, et qu’il maintiendra même après avoir reconnu le caractère défectueux de la solution ici présentée, est celle selon laquelle nous n’avons pas d’idée du moi, entendu comme une substance sous-jacente à nos perceptions, et donc pas de connaissance de son existence. L’esprit n’est ainsi, au point de vue de notre connaissance, rien d’autre qu’un flux ordonné de perceptions, un théâtre sans lieu. Ce seront les principes de la nature humaine qui affecteront l’esprit et en feront un sujet, la fiction d’un soi, en produisant des connexions entre nos perceptions. Le problème qui se pose à ce modèle, et que soulignera Hume dans l’Appendix, est le suivant : la critique empiriste de l’identité personnelle permet-elle complètement de se dispenser d’un concept de soi pour penser les affections de l’esprit, le fait que les connexions entre les idées soient réellement senties (felt) ?
Si on supprime complètement l’idée de soi, peut-on comprendre que le flux ordonné des perceptions qu’est l’esprit sente les connexions entre les perceptions produites par les principes de la nature humaine (notamment l’habitude) ? Les principes de la nature humaine, joints à l’atomisme des perceptions de l’esprit suffisent-ils à produire la fiction du soi, ou bien faut-il déjà supposer quelque chose comme du soi pour que la fiction du soi, compris comme sujet, soit produite ?
Mais si à l’inverse on pose un tel soi comme médiation entre l’atomisme des perceptions et la production des connexions par les principes de la nature humaine, d’une part l’existence même d’un tel soi menace la réduction de l’esprit à un flux de perceptions atomiques ; d’autre part, comment connaître un tel soi s’il ne relève d’aucune impression originaire (atomique), n’est pas démontré de manière nécessaire par le seul examen de l’entendement (puisque la connexion entre nos perceptions ne relève pas d’une nécessité d’entendement), et que les principes de la nature humaine ne suffisent pas à le produire ? D’où pourrions-nous connaître un tel soi, s’il ne se réduit ni à une perception de l’esprit, ni à un pur effet de la nature humaine sur l’esprit ?

On peut repérer dans le texte deux indices que la question de l’identité personnelle ne se résout pas entièrement dans la critique de l’idée du moi, et qu’il semble bien persister chez Hume un sens du mot moi – deux indices que le moi n’est pas un nom sans référence.
- Si l’examen philosophique dissout ici toute idée du moi, on peut se demander qui dit moi, au moment de cette dissolution, et pourquoi il semble impossible au philosophe de se passer de parler à la première personne pour dissoudre le moi.
- Il y a une différence typographique qui indique que la dissolution de toute idée de self ne réduit pas pour autant le moi à un simple mot. Il y a bien ainsi une opposition implicite entre ce que les métaphysiciens du moi appellent « our SELF » (l. 2) et ce que l’empiriste-sceptique appelle « myself » (l. 23).

Ces deux indices suggèrent en fait trois niveaux de lecture possibles de cet extrait :
· Le premier est le plus évident : c’est celui qui se contente de montrer comment le dispositif humien démontre l’impossibilité de connaître par expérience un quelconque moi substantiel, constant à travers la série des perceptions de l’esprit. Ce niveau de lecture est celui qui se montre simplement critique du point de vue métaphysique sur l’identité du moi.
· Au deuxième niveau de lecture, on remarque que Hume ne ramène pas dans ce chapitre le moi à un pur signe sans référence, mais à ce qu’il nomme une fiction. De ce point de vue, il appelle ainsi moi l’esprit en tant qu’il est affecté par la nature humaine, c’est-à-dire l’esprit en tant qu’il y a en lui une tendance à lier ses perceptions, à être affecté par ces liaisons produites par la nature humaine. Selon cette lecture, tant qu’on reste dans le champ de l’affection de l’esprit par la nature humaine, c’est-à-dire dans le champ du feeling des connexions entre nos perceptions, il y a un sens à dire moi (myself). Ce champ est en fait aussi celui de la vie pratique et des passions. Le mot moi dans ce cas ne prend sens que dans l’immanence de l’affection de l’esprit par la nature humaine, c’est-à-dire que dans la pratique. C’est dans ce champ que le mot trouve un usage utile et de sens commun, et de nombreux commentateurs s’attachent à montrer que par la suite, si la question de l’identité personnelle disparaît chez Hume des ouvrages consacrés à l’entendement, néanmoins elle demeure extrêmement présente dans les ouvrages consacrés à la morale, et surtout aux passions. Hors du contexte de cette pratique, le mot moi échappe au sens commun.
Ce qu’attaquerait Hume ici, ce ne serait pas ce feeling of myself, ou « sentiment de soi », mais le geste métaphysique qui voudrait dépasser l’immanence de cette affection de l’esprit par la nature humaine, qui sortirait du sens commun, pour poser le moi comme une substance, une réalité objectivée, constante, qui perdure identique à elle-même. Passer de myself à my Self, c’est-à-dire substantiver le mot moi, ou encore poser le moi dans une représentation objective de lui-même, serait le geste métaphysique par excellence, celui qui nous sortirait de l’immanence de l’affection par la nature humaine dans laquelle seule, le mot moi prend sens pour nous. Hume maintiendrait quelque chose comme un sentiment de soi, produit par l’affection de la nature humaine, donnant sens au mot moi dans le contexte pratique, mais refuserait de donner un sens spéculatif à ce mot, ou encore toute idée que le moi pourrait nous être donné dans une représentation.
La distinction célèbre que formule Rousseau, dans la note 15 du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes[1], entre « amour de soi » et « amour-propre » pourrait (en partie) servir à éclairer ce niveau de lecture, et ce passage de myself à my self.
· Le troisième niveau de lecture atteste les deux précédents, mais souligne combien il est problématique pour la théorie de Hume, et en particulier pour l’articulation entre « psychologie de l’esprit » et « psychologie des affections de l’esprit » (Deleuze). Peut-on penser les effets des principes de la nature humaine (comme l’habitude) sur l’esprit (succession ordonnée de perceptions) sans déjà avoir introduit dans l’esprit un minimum de sentiment de soi ? Peut-on faire du feeling, qui n’est pas réductible aux impressions et aux idées de sensation, un effet de la seule nature humaine, sans supposer plus dans l’esprit que ce que la psychologie empiriste de Hume y met, c’est-à-dire sans supposer quelque chose comme du soi[2] – tout en comprenant que ce soi qu’il faudra introduire dans l’esprit ne pourra plus être pensé sur le mode de l’identité métaphysique. Comment penser ce soi, alors ? Il y aura bien des directions possibles : Rousseau, par exemple, tentera de penser ce soi premier comme sentiment (sentiment de l’existence, amour de soi) ; Kant (puis Husserl), quant à lui, posera le principe d’une subjectivité transcendantale comme condition de possibilité de l’expérience ; la phénoménologie plus récente, notamment avec Ricœur, proposera un concept de l’ipséité distinct de celui de mêmeté[3].
[1] « Il ne faut pas confondre l'amour-propre et l'amour de soi-même; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L'amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l'honneur.
Ceci bien entendu, je dis que dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l'amour-propre n'existe pas. Car, chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l'observe, comme le seul être dans l'univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n'est pas possible qu'un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu'il n'est pas à portée de faire, puisse germer dans son âme; par la même raison cet homme ne saurait avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l'opinion de quelque offense reçue; et comme c'est le mépris ou l'intention de nuire et non le mal qui constitue l'offense, des hommes qui ne savent ni s'apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s'offenser réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d'une autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événements naturels, sans le moindre mouvement d'insolence ou de dépit, et sans autre passion que la douleur ou la joie d'un bon ou mauvais succès ».

[2] C’est là notamment la critique que formule Rousseau de la psychologie de l’empirisme en général dans la Profession de foi du vicaire savoyard, au Livre IV de l’Emile. Il ne peut y avoir d’esprit sans la durée d’un soi déjà actif, produisant des liaisons de perceptions. Voir notamment le commentaire que donne Paul Audi de ce texte, au premier chapitre de son ouvrage, Rousseau, Éthique et passion, PUF 1997.
[3] Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990. Voir en particulier la Cinquième Etude, et les pages 152-155.

Structure du texte

On peut distinguer quatre moments dans ce texte :

I. L. 1-8 : Présentation ironique de la thèse philosophique d’inspiration cartésienne sur la conscience intime de notre moi.
II. L. 9-22 : Démonstration par l’absurde de l’impossibilité d’avoir une idée du moi dérivée d’une impression, le concept du moi identique à lui-même contredisant la particularité et la temporalité fugace de l’impression.
III. L. 22-32 : Je ne suis conscient de rien que j’appelle moi en dehors de mes perceptions ; ma sensibilité à moi est indissociable de mes perceptions, et donc ce que j’appelle moi ne subsiste pas hors de ces perceptions.
IV. L. 33-44 : L’esprit n’a donc en lui aucune identité, n’est aucunement un moi, contrairement à la thèse métaphysique. Au-delà de la fiction du moi, l’esprit n’est qu’une sorte de théâtre sans lieu où se succède avec une rapidité inconcevable des perceptions.

I. Présentation ironique du point de vue métaphysique sur le moi. (l.1-8)

There are some philosophers, who imagine we are every moment intimately conscious of what we call our SELF; that we feel its existence and its continuance in existence; and are certain, beyond the evidence of a demonstration, both of its perfect identity and simplicity. The strongest sensation, the most violent passion, say they, instead of distracting us from this view, only fix it the more intensely, and make us consider their influence on self either by their pain or pleasure. To attempt a farther proof of this were to weaken its evidence; since no proof can be deriv'd from any fact, of which we are so intimately conscious; nor is there any thing, of which we can be certain, if we doubt of this.

La référence aux philosophes qui défendent l’opinion selon laquelle nous aurions une conscience intime et constante de notre moi, dont nous sentirions l’existence continue, n’est pas clairement déterminée. Hume vise plutôt une tendance philosophique que des philosophes bien identifiables : cette tendance est caractérisable vaguement comme « cartésienne », comme l’indique l’insistance ironique du dernier paragraphe sur le fait que si l’on doute de l’existence du moi, il ne reste rien dont l’on puisse se dire certain.
La thèse que Hume s’apprête à critiquer est donc celle de l’évidence du moi, une évidence telle qu’elle devrait nous dispenser de toute démonstration. La méthode de Hume consistera à soumettre cette thèse à l’examen de la méthode empiriste, c’est-à-dire à interroger la notion même d’une expérience du moi et à montrer que l’expérience, contrairement à cette thèse ne nous donne jamais une quelconque connaissance d’un moi identique à lui-même.
Le lexique de la première phrase de ce paragraphe place d’emblée la question de l’identité personnelle sur un double plan : celui d’une production par l’imagination (« who imagine that… »), et celui du langage (« what we call our SELF »). Autrement dit, il s’agira non seulement pour Hume de montrer que nous n’avons pas d’expérience du moi, en montrant qu’il n’y a pas d’impression dont dériverait une véritable idée du moi, mais aussi à indiquer la genèse de cette illusion propre à la thèse des métaphysiciens dans l’imagination, et à préciser à partir de la science de la nature humaine ce que nous appelons moi.
Cette formule: « what we call our SELF » mérite cependant d’être analysée. Tout d’abord, elle est ambiguë: elle ne distingue pas clairement entre les fonctions linguistiques de signification et de référence. Il faut remarquer aussi qu’il y a homophonie entre les expressions : « our SELF » et « ourself », « my SELF » et « myself », mais que la typographie indique ici l’insistance sur la substantivation du mot SELF. Or, dans la suite du texte (l. 23), ce sera cette fois-ci le philosophe empiriste qui utilisera une formule en apparence semblable « what I call myself », avec cette différence qu’il n’y aura plus de substantivation du self. Cette différence entre les deux énonciateurs et les deux énoncés, génère peut-être aussi une différence dans l’interprétation du statut référentiel ou signifiant de la formule « what I / we call » dans les deux cas. La forme substantivée tend à donner à vouloir donner un sens spéculatif au mot moi, comme s’il était possible de concevoir ce moi indépendamment d’une pratique effective, et indépendamment des perceptions présentes que nous éprouvons ; en revanche, la forme non substantivée tend à ne pas poser le moi en dehors de la vie de l’esprit, de la multiplicité de ses différentes perceptions.
Hume dira plus loin dans ce chapitre que la discussion sur l’identité n’est pas purement verbale[1], et que, derrière le mot moi, il y a toujours une certaine fiction de l’imagination. La différence cependant sera peut-être que, dans le cadre de la pratique cette fiction est vécue et effective (l’esprit croit par exemple sentir des connexions entre ses perceptions), tandis que hors de ce cadre, cette fiction n’est précisément plus sentie. Dans un cas alors, il y a peut-être dans l’usage du mot moi, une signification fictive en même temps que la référence à une affection de l’esprit par la nature humaine, un feeling ; et dans l’autre, dans l’usage métaphysique, seulement la production d’une signification spéculative fictive, incapable de prendre sens pour chacun dans la pratique. Le point de vue métaphysique ne ferait alors que radicaliser une fiction produite par le pouvoir de la nature humaine d’affecter l’esprit dans son rapport quotidien à l’expérience (« the strongest sensation, the most violent passion »), mais il voudrait la radicaliser au-delà de l’expérience, hors de la pratique. Il partirait bien du même feeling (cf. l. 2 : « that we feel its existence and continuance in existence »), mais voudrait penser le moi au-delà de la référence à ce feeling, comme si nous pouvions faire référence directement au moi comme tel.
Dans la pratique, je dis moi en parlant de mes passions, de mes perceptions en tant que je les lie, mais ce mot ne prend sens que dans le présent de ces affections ; dans la spéculation il ne reste plus que l’élément imaginaire du moi, et de ce fait l’idéalisation par l’imagination d’un moi à l’ « identité et simplicité parfaites ». Je ne parle plus tant de moi, de ce que j’éprouve, que du moi. Je construis en m’éloignant de la référence au feeling, une signification de plus en plus vide.

NB : On peut souligner que cette analyse confère à la démarche de Hume une résonance pré-nietzschéenne. En effet, à mesure que le point de vue métaphysique s’éloigne de l’expérience à laquelle est associé le sens du mot moi, et qu’il vide le mot de ce sens pratique en lui donnant une signification substantive et spéculative, le nouveau sens que pose le point de vue métaphysique vient produire une réévaluation de l’expérience et de la vie : par exemple, en faisant de l’âme une substance immortelle (voir le 3ème paragraphe de notre extrait), je valide implicitement par cette métaphysique un certain point de vue religieux sur la vie, à partir duquel je viens normer celle-ci. Mais je la norme suivant une valeur qui s’est éloignée de la vie elle-même, une valeur qui ne lui est plus immanente…
[1]
Au 7ème paragraphe du meme chapitre: “Thus the controversy concerning identity is not merely a dispute of words”.

II. l. 8-22 : L’absurdité de la thèse selon laquelle nous pourrions avoir une véritable idée du moi.

Unluckily all these positive assertions are contrary to that very experience, which is pleaded for them, nor have we any idea of self, after the manner it is here explain'd. For from what impression cou'd this idea be deriv'd? This question 'tis impossible to answer without a manifest contradiction and absurdity; and yet 'tis a question, which must necessarily be answer'd, if we wou'd have the idea of self pass for clear and intelligible. It must be some one impression, that gives rise to every real idea. But self or person is not anyone impression, but that to which our several impressions and ideas are suppos'd to have a reference. If any impression gives rise to the idea of self, that impression must continue invariably the same, thro' the whole course of our lives; since self is suppos'd to exist after that manner. But there is no impression constant and invariable. Pain and plea­sure, grief and joy, passions and sensations succeed each other, and never all exist at the same time. It cannot, therefore, be from any of these impressions, or from any other, that the idea of self is deriv'd; and consequently there is no such idea.
But farther, what must become of all our particular perceptions upon this hypothesis? All these are different, and distinguishable, and separable from each other, and may be separately consider'd, and may exist separately, and have no need of any thing to support their existence. After what manner, therefore, do they belong to self; and how are they connected with it?

Pour bien comprendre ici la réfutation à laquelle procède Hume, il faut comprendre qu’il s’agit d’une démonstration par l’absurde. Il ne s’agit pas de montrer que le concept d’un moi substantiel, identique à lui-même est contradictoire (Kant dira notamment que ce moi est pensable, même s’il n’est pas connaissable), mais que le concept d’une impression d’un tel moi est absurde. Hume prend pour hypothèse la thèse de ses adversaires (voir la répétition de l’adjectif « supposed » (l. 13 ; l. 15), non pas pour la faire sienne, mais pour montrer qu’elle devient inconséquente si on prétend faire l’expérience d’un tel moi sous-jacent à toutes nos perceptions.
Si nous avions une idée du moi, cette idée devrait dériver d’une impression. C’est là une thèse humienne qu’il n’est pas lieu de discuter ici, dans le cadre de cette explication, mais qui est un présupposé nécessaire de sa réfutation. « It must be some one impression that gives rise to every real idea ». S’il n’y a pas d’impression dont dériverait ce que nous prenons pour une idée du moi, alors il faudra montrer que la prétendue idée du moi sur laquelle prétendent s’appuyer les adversaires de Hume est une simple fiction de l’imagination.
Si le moi est censé être identique à lui-même et sous-jacent (sub-stance) à toutes nos perceptions, pour avoir une impression du moi dont nous dériverions l’idée, il faut que cette impression soit elle-même constante, continue, invariable. Or, une telle constance et invariabilité est contraire à la nature même de l’impression.
L’argument de Hume peut en fait ici être décomposé en deux moments (même si le texte est assez intriqué entre les lignes 15 et 23 ; le découpage ici est un peu formel):

- L’idée du moi ne peut dériver d’aucune impression particulière , mais d’une impression constante et invariable (l. 15-18).

Le propre de toute impression particulière pour Hume, c’est, on s’en souvient, d’apparaître sans relation avec un autre contenu qu’elle-même. Chaque impression particulière n’est que cette impression particulière, et non la représentation d’autre chose, pas même son propre contenu. Quand on parle par exemple d’une représentation de bleu, on suppose dans cette expression qu’il y a d’abord du bleu et que dans un deuxième temps ce bleu est présenté : l’impression n’est pas pour Hume représentation en ce sens. Cette impression de bleu n’est rien d’autre que ce bleu, non sa représentation. On ne peut pas dire que chez Hume l’impression soit identique à elle-même ; elle se contente d’être, et son identité n’est pas posée.

NB : Le cas de l’idée, décrite par Hume comme copie de l’impression, est plus problématique. Hume soutient qu’il n’existe pas de véritable relation entre l’ensemble de nos perceptions. Ceci implique que même si l’idée est la copie d’une impression, Hume ne peut pas admettre que l’idée se distingue de l’impression dont elle est la copie. Je veux dire par là que l’idée qui dérive de cette impression copie cette impression certes, mais qu’à considérer rigoureusement le concept de l’esprit qui est celui de Hume, l’idée ne fait pas signe par elle-même vers l’impression dont elle est une reproduction.
Ce concept de l’idée comme copie de l’impression pose toutefois un problème important : si Hume parle de copie pour éviter de parler de représentation, et d’introduire dans l’esprit une forme de relation interne à ses perceptions (que l’idée soit signe de l’impression), et donc aussi une forme d’identité (si l’idée re-présente l’impression, elle pose l’impression comme égale à elle-même en la reproduisant, autrement dit elle introduit de l’identité dans la pure succession de perceptions atomiques). Il faut donc que l’idée, comme copie, ne soit pas représentation de l’impression. L’idée doit pouvoir exister sans être en relation avec l’impression dont elle dérive, puisque, comme le dit le texte ici à propos non pas des seules impressions, mais des perceptions de l’esprit en général : « [our particular perceptions] have no need of any thing to support their existence ».
Mais si l’idée n’est pas représentation de l’impression, existe séparément de l’impression dont elle est la copie, le caractère de copie ne peut pas non plus se ramener à une simple ressemblance, car alors qu’est-ce qui distingue en général l’idée de l’impression ? Qu’est-ce qui distinguerait la relation de ressemblance entre une idée et une impression de la relation de ressemblance entre deux impressions ? Hume cherchera à distinguer idée et impression par un autre critère, qui sera l’intensité… Mais la différence entre l’idée et l’impression sera-t-elle alors une différence qualitative ou quantitative (Relisez bien sur ce point la section 2 de l’Enquête).

Quoi qu’il en soit, aucune impression particulière n’étant susceptible d’indiquer par elle-même un autre contenu que sa seule manifestation, le moi ne peut être indiqué par aucune de nos impressions particulières. Celles-ci sont toutes séparées, et successives, donc incapables d’exister au même instant, c’est-à-dire de se confondre (« passions and sensations succeed each other, and never all exist at the same time »). Le fait même que nous vivions dans le temps, et que tout ne se ramène pas à la conscience d’un seul instant suffit pour Hume à indiquer que ce n’est d’aucune de ces impressions que l’idée du moi pourrait dériver. Mais cet argument fort mérite d’être complété par un second.

- si nous avions une impression constante et invariable du moi, nous n’aurions plus d’impressions successives et séparées (l. 19-23).

Ce second argument complète le premier. Hume vient de montrer que si nous avions une idée du moi, elle ne pourrait jamais dériver d’aucune de nos impressions particulières. Cela n’implique pas cependant que nous n’ayons pas une impression qui en quelque sorte échappe à cette série et dure toute notre vie, une « impression constante et invariable ». Le but du second argument est de montrer qu’une telle impression n’existe pas, car elle contredirait précisément notre expérience du temps, de la succession de nos perceptions particulières et sans connexion. En effet, s’il y avait une impression constante et invariable du moi, sous-jacente à la totalité de nos perceptions, pourrait-on encore avoir des perceptions distinctes, séparées, successives ? Y aurait-il tout simplement encore du temps pour nous ?
Il faut souligner l’opposition ici entre les caractéristiques des perceptions de l’esprit pour Hume et l’idée du moi selon la thèse métaphysique : les perceptions sont particulières, différentes, distinctes, séparables les unes des autres dans leur existence, et indivisibles en elles-mêmes ; ceci s’oppose à l’identité, la constance, la continuité, la simplicité du moi.
Pour Hume, ironiquement, si quelque chose méritait le nom de substance, au sens où cette chose n’aurait besoin précisément d’aucun support pour exister, ce serait précisément chaque perception particulière. Faire d’une perception le support des autres perceptions ne permettrait plus de rendre compte précisément du flux incessant de nos perceptions distinctes et séparées. Et comment, si nous avions une perception constante du moi, pourrions-nous encore admettre que les perceptions de l’esprit sont véritablement indépendantes les unes des autres, c’est-à-dire que leurs relations sont seulement externes ? Comment pourrait-il y avoir une impression en relation avec toutes nos perceptions, en même temps que nos perceptions pourraient toujours exister indépendamment de cette perception constante ? Hume met au défi tout métaphysicien de concevoir à la fois l’indépendance de nos perceptions et leur connexion avec la perception constante et invariable du moi : « After what manner, therefore, do they belong to self ; and how are they connected to it ? »

III. l. 22-32: Nous n’appelons rien ordinairement moi en dehors de la vie de l’esprit.

After what manner, therefore, do they belong to self; and how are they connected with it? For my part, when I enter most intimately into what I call myself, I always stumble on some particular perception or other, of heat or cold, light or shade, love or hatred, pain or plea­sure. I never can catch myself at any time without a perception, and never can observe any thing but the perception. When my perceptions are remov'd for any time, as by sound sleep; so long am I insensible of myself, and may truly be said not to exist. And were all my perceptions remov'd by death, and cou'd I neither think, nor feel, nor see, nor love, nor hate after the dissolution of my body, I shou'd be entirely annihilated, nor do I conceive what is farther requisite to make me a perfect non-entity. If anyone upon serious and unprejudic'd reflec­tion, thinks he has a different notion of himself, I must confess I can reason no longer with him. All I can allow him is, that he may be in the right as well as I, and that we are essentially different in this particular. He may, perhaps, perceive something simple and continu'd, which he calls himself, tho' I am certain there is no such principle in me.

On peut lire la suite du paragraphe de deux manières :
- Ou bien dans la continuité avec l’argument précédent. Il s’agit en somme pour Hume d’insister sur l’inconstance caractéristique des perceptions de l’esprit, et donc le fait que, par exemple, le métaphysicien a du mal à expliquer la perception que nous sommes censés conserver de nous-même, au moment où nous sommes inconscients (« as by sound sleep »). En somme l’accent porterait encore sur l’absence d’impression constante et invariable.
- Ou bien comme un moment véritablement autonome : il s’agirait d’opposer ce que le sceptique et ce que le métaphysicien appellent moi. Nous privilégions cette seconde lecture ici, mais l’autre se justifiait aussi bien.

Ce qui nous importe ici, c’est que le sceptique tente de parler au nom du sens commun. Lui aussi appelle quelque chose moi (l. 23). Ce qui différencie cependant la manière d’employer ce mot chez le sceptique et chez le métaphysicien, c’est manifestement la corrélation chez le sceptique entre ce qu’il appelle moi et ses perceptions particulières. Le métaphysicien veut poser au fond un moi constant indépendant de la succession des perceptions. Les deux hommes, le métaphysicien et le sceptique, pour Hume, ont bien initialement recours au mot moi dans les mêmes circonstances, c’est-à-dire dans le présent de leurs perceptions. Mais le métaphysicien veut justifier d’un usage de ce même mot qui soit précisément indépendant de ce contexte d’énonciation.
Il faut faire attention au fait que pour Hume, si je crois viser quelque chose en disant moi lorsqu’il y a des perceptions particulières, en même temps la perception ne donne en réalité rien d’autre qu’elle-même.

« I never can catch myself at any time without a perception, and never can observe anything but the perception ».

La perception, encore une fois, n’est que son apparition ; c’est donc pour Hume l’imagination qui associe la fiction du moi aux perceptions. Le mot myself est ici en italique sans doute pour signifier par ellipse de nouveau « what I call myself ».

La phrase que nous venons de citer récapitule cependant à elle seule l’ensemble des difficultés que soulève la critique de l’identité personnelle. (Voir la partie de cette étude intitulée « Le labyrinthe de l’identité personnelle »).
En effet, tout d’abord, si je ne peux saisir ce que j’appelle moi en l’absence d’une perception, la fiction du moi n’est cependant pas complètement réductible à la perception associée, sans quoi on ne voit pas d’où viendrait la durée constante, ou encore la continuité qui est censée caractériser la notion de moi. Le moi est certes une fiction de l’imagination, mais une fiction qui doit être associée à plus qu’une perception, à quelque chose qui a à voir avec le sentiment de la connexion entre les perceptions (l’affection de la nature humaine). Or, pour que les connexions entre les perceptions de l’esprit soient senties, même si les perceptions sont en réalité séparées, sans relation réelle, ne faut-il pas supposer quelque chose comme du soi, comme une forme de continuité, de durée dans ce sentiment de la connexion ? Hume ne parlera-t-il pas de tendance, de propension, pour décrire ce feeling ? Or, les concepts de tendance, de propension indiquent bien en mathématique la dérivation d’une fonction, ce qui implique la continuité de cette fonction. S’il y a « tendance à », il y a nécessairement continuité de ce dont il y a tendance à… Le problème d’un soi n’est donc pas complètement évacué ici, bien au contraire.
Ensuite, il se pose aussi le problème de savoir ici non plus ce qu’est le moi, mais qui dit je, qui peut observer la perception, qui peut dire « ce que j’appelle moi ». Pour Paul Ricoeur, la différence entre ces deux types de questions : « qu’est-ce que le moi ? » et « qui dit moi ? » oblige à différencier deux modèles de l’identité personnelle. Hume aurait enterré définitivement la compréhension du moi sous le modèle de la mêmeté, c’est-à-dire justement de la permanence dans le temps ; mais la persistance du je du philosophe dans le texte serait l’indice de la persistance dans son propre texte de ce que Ricoeur nomme mon ipséité.
Enfin, s’il y a un observateur de la perception, n’y a-t-il pas quelqu’un susceptible de poser que cette perception est identique à elle-même ? En parlant d’observateur, Hume ne risque-t-il pas ici de réintroduire dans l’esprit un soi capable d’identifier une perception, d’en faire une représentation pour un sujet ? Bref, en utilisant la métaphore de l’observateur ici, Hume risque, sinon de redonner un lieu au théâtre de l’esprit, du moins d’en faire la scène d’un sujet spectateur, extérieur à ses perceptions, devenues représentations…

Sans insister plus sur ces difficultés, on dira que le mot myself dans ce paragraphe est ambigu : soit il n’est qu’un vocable que j’emploie lorsque j’ai des perceptions, mais qui est impropre pour désigner chaque perception particulière (la signification du mot moi n’est pas adéquate à la référence à une perception) ; soit ce mot ne vise plus des perceptions particulières, mais le feeling de leur connexion, la manière dont l’effet de la nature humaine sur l’esprit est senti. Dans tous les cas, le métaphysicien, en essayant de rendre le moi substantiel, c’est-à-dire identique à lui-même indépendamment de la succession des perceptions (ou du sentiment de leur connexion) dépasse indûment l’usage de sens commun du mot moi.
Il ne faut pas négliger l’enjeu ici derrière la question de l’identité et de la substantialité du moi : vouloir passer de l’usage légitime du mot moi pour le sens commun à son existence substantielle, indépendante de nos perceptions, c’est aussi nourrir l’idée d’une existence du moi indépendante de nos perceptions, et donc par exemple une existence du moi indépendante du corps, après la mort. Au contraire, le point de vue sceptique interdit de penser une persistance de ce que j’appelle moi après la mort, de désigner rien d’autre par ce mot qu’une « parfaite non-entité ». Dès lors, comme déjà indiqué plus haut, la critique que formule Hume de l’identité personnelle interdit toute fondation de la croyance religieuse en une vie de l’au-delà dans l’idée d’un moi substantiel.

NB : Par là, il apparaît que la science de la nature humaine ramène la fiction du moi à l’immanence de nos perceptions et affections, et empêche notre croyance momentanée en cette fiction de se fixer en un dogme métaphysique. Implicitement, le dogme métaphysique sur le moi risque de produire des valeurs transcendantes pour normer la vie, des valeurs qui ne prennent sens qu’à s’écarter de notre expérience. Au lieu que celle-ci se règle elle-même en produisant ses propres fictions, associées à des perceptions et affections, elle devient jugée et normée selon des règles abstraites, qui ne lui sont pas immanentes. On comprend mieux ici le rapport de la science de la nature humaine à la fois au sens commun et à la métaphysique : la métaphysique est une dénaturation des fictions du sens commun qui tente de leur donner une valeur dogmatique et rationnelle; la science de la nature humaine a à la fois pour rôle de mettre en lumière au point de vue spéculatif le caractère fictif des fictions du sens commun (la science de la nature humaine est en ce premier sens une « métaphysique sceptique »), et donc aussi par conséquent de la métaphysique. Mais si dans le cas de la métaphysique dogmatique la destruction est radicale, le but de cette destruction est précisément de permettre aux fictions du sens commun de trouver leur sens dans la seule pratique, indépendamment des tentatives de les fonder spéculativement. La science de la nature humaine détruit spéculativement les propositions dogmatiques de la métaphysique, mais c’est pour donner une justification spéculative à l’usage des fictions produites dans la pratique, et rendre son immanence à l’expérience.


Parce que le métaphysicien s’écarte ainsi du sens commun, la discussion risque à un moment ou à un autre de tourner court avec lui, entêté dans son affirmation (« I must confess I can no longer reason with him »). C’est bien entendu avec ironie qu’il faut entendre la formule suivante appliquée au métaphysicien : « if he has a different notion of himself ». Le sceptique ne peut croire que le métaphysicien ait plus qu’un autre une idée du moi, en revanche, il peut montrer de l’orgueil.

IV. l. 33-43 : privé de soi, en lui-même, l’esprit n’est qu’un théâtre sans lieu de perceptions séparées et fugaces.

But setting aside some metaphysicians of this kind, I may venture to affirm of the rest of mankind, that they are nothing but a bundle or collection of different perceptions, which succeed each other with an inconceivable rapidity, and are in a perpetual flux and movement. Our eyes cannot turn in their sockets without varying our perceptions. Our thought is still more variable than our sight; and all our other senses and faculties contribute to this change; nor is there any single power of the soul, which remains unalterably the same, perhaps for one moment. The mind is a kind of theatre, where several perceptions successively make their appearance; pass, re-pass, glide away, and mingle in an infinite variety of postures and situations. There is properly no simplicity in it at one time, nor identity in different; whatever natural propension we may have to imagine that simplicity and identity. The comparison of the theatre must not mislead us. They are the successive perceptions only, that constitute the mind; nor have we the most distant notion of the place, where these scenes are represented, or of the materials, of which it is compos'd.

L’essentiel de ce qu’il y a à dire sur cette dernière partie du texte a déjà été abordé dans les parties précédentes : la pluralité radicale de l’esprit ; l’absence d’identité entre les perceptions, la propension à imaginer simplicité et identité.
La seule nouveauté ici, c’est la métaphore du théâtre de ces perceptions fugaces. L’originalité en fait n’est pas tant la métaphore elle-même, mais plutôt dans ce que celle-ci a d’inadéquat : « une sorte de théâtre ». Le théâtre symbolise classiquement le lieu de la représentation, à la fois en tant que quelque chose se joue, et que cette chose se joue devant un spectateur, à distance. Quand Hume dit : “They are the successive perceptions only, that constitute the mind; nor have we the most distant notion of the place, where these scenes are represented, or of the materials, of which it is composed”. Il indique bien qu’il n’est pas possible de séparer l’esprit des perceptions successives qui le constituent. Autrement dit, il n’est pas possible de regarder subrepticement l’esprit comme un spectateur de représentations devant ses yeux. Ceci impose de comprendre l’usage du mot « represented » après, simplement au sens d’un jeu, comme lorsqu’on dit au théâtre qu’une pièce est en cours de représentation. On ne peut donc non plus faire de ce théâtre un lieu identifiable, comme s’il y avait encore une séparation entre la scène et le spectateur ; on ne peut non plus déterminer les matériaux qui composent ce théâtre, c’est-à-dire par exemple faire de nos perceptions des images des corps. De manière générale, la déconstruction de la métaphore du théâtre a pour but d’éviter de faire des perceptions de l’esprit des représentations.
Si les perceptions étaient originellement des représentations :
· D’une part, elles seraient dès le départ là pour autre chose qu’elles-mêmes (il y aurait par exemple différence entre l’impression de ce bleu-ci et ce bleu-ci), ce qui impliquerait qu’elles soient ontologiquement en relation avec autre chose. On sait que pour Hume l’impression est ce qu’il y a de plus originaire dans l’esprit. Ce n’est qu’une construction ultérieure qui fait de l’impression de ce bleu-ci la représentation d’un corps bleu à l’extérieur de moi. Dans le cas de l’idée, c’est plus complexe, mais il est essentiel pour la doctrine de Hume que l’idée ne soit pas définie exactement comme représentation de l’impression, mais comme copie. Si les perceptions étaient représentations, on supposerait dans l’esprit l’existence de relations réelles.
· D’autre part, et la chose est en fait le corrélat de la première, les perceptions comme représentations seraient des représentations pour un spectateur distinct, donc pour un sujet séparé de ses représentations. On risquerait précisément encore une fois en suivant cette métaphore classique de l’esprit comme théâtre de ramener l’esprit à un sujet.



Le choix de la métaphore est donc stratégique, et sa déconstruction instructive. Mais elle est aussi l’indice de l’extrême difficulté qu’il y a à penser le concept humien de l’esprit indépendamment de tout soi. Si Hume parvient à donner une critique définitive de l’idée d’un moi substantiel, il n’est pas évident qu’il parvienne complètement à se passer du soi pour parvenir à penser l’esprit. Il n’arrive en fait à présenter l’esprit en l’absence de tout soi et de toute représentation qu’en ayant recours à tout un ensemble de métaphores qu’il faut aussitôt déconstruire : le théâtre sans lieu de l’esprit; l’idée comme copie de l’impression…

jeudi, mars 23, 2006

Premières recommandations pour travailler par vous-même...

Chers étudiants,
En attendant la reprise des cours, voici le travail que je vous demande de fournir : finir de travailler le texte sur l’identité personnelle. Je vais vous envoyer sous peu une fiche assez détaillée sur ce texte, à laquelle je joindrai divers textes autour de cette question (notamment de Ricoeur et de Rousseau, et un article). En attendant, afin d’approfondir votre lecture de ce texte, je vous recommande l’ouvrage assez bref de Franck Salaün, intitulé Hume, L’identité personnelle, PUF Philosophies, 2003, qui fait assez bien le point.
J’aimerais aussi qu’à présent vous vous soyez exercé à lire, dans le texte original, les cinq premières sections de l’Enquête. Le texte de la section IV que nous étudierons rapidement peut être assez bien préparé en s’appuyant sur les ouvrage de M. Malherbe indiqués en bibliographie. A titre d’introduction, je vous recommande son petit livre intitulé Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, Vrin, 1994.
Si l’impossibilité de faire cours se prolonge la semaine prochaine, et qu’il ne fait pas suffisamment beau pour nous installer au Luxembourg, je devrai faire comme si nous avions expliqué en classe ce texte de Hume, et passer directement à la Section V, plus difficile à comprendre. Je donnerai bientôt des indications plus précises pour cette lecture…