vendredi, avril 14, 2006

An Enquiry Concerning Human Understanding, IV, 1. Rappels et situation du texte.


Jusqu’ici, Hume a distingué deux types de philosophies (la « philosophie facile » et la philosophie spéculative), en mesurant les avantages et inconvénients de chacune, et en rangeant la sienne plutôt dans la seconde catégorie. La nature de son projet philosophique se révélera bientôt plus complexe (cf. explication de la Section V). Dans la seconde section, il a ensuite dégagé la source principale de notre connaissance de ce qui est, à savoir les impressions desquelles sont censées dériver toutes nos idées. Conjointe à la section III qui rend compte des trois principes d’associations de nos idées (ressemblance, contiguïté, causalité), Hume a en fait mis en lumière que les relations entre nos idées ne sont jamais données dans une impression, mais qu’elles relèvent d’un jeu de notre imagination ou fantaisie. En particulier, dans le cas de la causalité, ces deux dernières sections lui ont permis d’exclure que la certitude que nous croyons avoir, lors de l’association régulière de deux événements, de leur connexion ne peut avoir pour origine nos impressions. La relation causale n’est pas une donnée ontologique.

NB : Il faut ici souligner la spécificité de l’association de nos idées suivant une relation causale par rapport aux relations de ressemblance ou de contiguïté : les deux autres relations ne reposent pas à proprement parler sur des inférences. Deux idées associées suivant un rapport de ressemblance ou de contiguïté sont représentées par l’imagination de manière contemporaine (on se les imagine toutes les deux dans le même plan). Quand il y a inférence, il y a production d’une liaison temporelle qui lie précisément au contraire un passé à un présent. La spécificité de l’inférence causale est dans cette production d’une nouvelle temporalité de l’esprit : le temps de l’esprit n’est plus, à partir du moment où il y a inférence une simple succession d’événements disjoints, mais apparaît comme un nexus, un temps où les événements sont tous liés les uns aux autres. La liaison des événements passés aux événements présents produit encore une anticipation de ce qui est à venir.

Il revient donc à présent à la section IV d’écarter une autre source possible de notre croyance en la certitude de cette connexion : que ce soit par un raisonnement produit par notre entendement que nous inférions le rapport causal d’une idée à une autre. Une fois écartée cette autre source possible de nos inférences causales, il apparaîtra comme nécessaire de proposer une autre explication qui justifiera la doctrine sceptique d’une science de la nature humaine.

Difficulté et construction du texte

Difficulté du texte

Il s’agit donc ici de mettre en doute tout un ensemble d’opérations qu’on attribue d’ordinaire à l’entendement, au raisonnement. La difficulté de ces doutes provient du fait que dans de nombreux cas, nous sommes tellement familiers de certaines inférences, celles-ci nous paraissent si évidentes et si « naturelles », nous disposons de formalisations scientifiques de celles-ci tellement systématisées, que nous n’arrivons plus à ne pas croire que la source de ces inférences n’est pas la raison elle-même. Notre familiarité avec certaines inférences fait obstacle à l’appréhension de leur véritable source qui n’est pas l’entendement.


Il faut donc avant tout neutraliser cet obstacle, et montrer qu’il en va de nos inférences avec ce qui nous est familier exactement comme de nos inférences avec ce qui ne nous semble pas familier et nous surprend. Ce n’est pas là simplement une stratégie de persuasion du texte. Derrière le doute sceptique sur la rationalité de nos inférences causales et la levée de ce qui fait obstacle à la mise à bas de ce préjugé, il s’agit peut-être autant de révéler cet obstacle même comme la véritable source de nos inférences causales. L’obstacle qui dissimule la non-rationalité de l’évidence de nos inférences causales est peut-être simultanément la véritable source de ces mêmes inférences. Il sera ici nommé (« such is the influence of custom », l. 31) en anticipation de la section V.
C’est donc à la fois la levée et la mise en lumière de l’obstacle de l’habitude qui commande ici la compréhension de la structure du texte. Explicitons celle-ci :

Structure du texte

I. Position du problème et énoncé de la thèse polémique : notre entendement ne suffirait pas à produire des inférences causales si nous n’avions pas déjà acquis de l’expérience. (l. 1-12)


II. Qu’est-ce donc qui nous rend réticent à accepter cette thèse ? L’habitude. (l. 13-33) La construction de cette partie s’appuie sur une accumulation d’exemples et un parallélisme entre les deux paragraphes :

1. Nous sommes prêts à accorder la pertinence de cette thèse quand nous rencontrons des événements qui nous surprennent par leur caractère inhabituel ou leur manque d’analogie avec le cours ordinaire de notre expérience. Première série d’exemples :

  • Quelque chose d’inconnu : l’exemple du marbre.
  • Quelque chose sans analogie avec le cours ordinaire : l’exemple de la poudre.
  • Quelque chose de peu prédictible du fait de sa complexité : l’exemple de la nourriture adaptée à l’homme et non à tel ou tel autre animal.

2. Cette thèse nous paraît difficile à accepter dès lors que les exemples nous sont plus familiers (cf. le choc des boules de billard), ou que les événements nous paraissent conformes à nos attentes. Il faut alors un exercice de la pensée pour se défaire du préjugé de la rationalité de nos inférences : cet effort révèle le pouvoir de l’habitude, pouvoir indissociable de son auto-effacement. C’est proprement la difficulté du texte, faire apparaître ce qui s’efface d’autant plus qu’il agit sur nous.

III. Une dernière expérience de pensée sur un exemple très familier (le choc des boules de billard) doit finir de nous convaincre de la contingence de la relation inférée de cause et d’effet au regard de notre entendement.

Commentaire: l. 1-11 : Position du problème.


a) l. 1-2.

Hume se concentre ici non pas sur la certitude des perceptions de l’esprit, mais sur les faits (« matters of fact ») en tant que notre connaissance de ceux-ci notre perception présente (quand je vois le dossier de cette chaise, je crois savoir que les pieds de cette chaise sont cachés par la table ; de même quand je vois de la fumée, je crois savoir qu’il y a quelque part du feu). Hume a opposé au début du chapitre deux types de connaissance : la connaissance des faits et la connaissance des relations d’idées. Le second type de connaissance n’est pas problématique pour Hume : il relève à proprement parler pour lui d’un examen de nos idées par le seul entendement, et paraît soumis à une seule exigence : celle de la non-contradiction. Les jugements des géomètres tels que « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits » relèvent pour le philosophe écossais de ce type de connaissance qu’il appelle « relation d’idées » ; le contraire de ce jugement paraît inconcevable
[1].
C’est pour Hume la connaissance des faits qui pose problème, à cause de la contingence des faits. Il n’y a pas de contradiction à penser le contraire d’un fait, donc à le séparer complètement de tout autre fait auquel nous le lions comme cause ou comme effet. Que pouvons-nous, si nous le pouvons inférer d’un fait donné, par le seul exercice de l’entendement
[2] ? Tout et n’importe quoi, veut nous montrer Hume. Soyons plus précis : ce qui pose problème, ce n’est pas l’évidence de notre connaissance des faits, et en particulier de nos inférences causales, mais la nature de cette évidence. Il ne s’agit pas de douter de notre connaissance, mais de mettre en lumière qu’elle ne peut trouver de fondation dans le simple exercice de l’entendement.
Ce concept d’ « evidence » est à entendre ici dans un sens qui n’est pas celui de Descartes. Ce n’est pas l’évidence absolue de l’idée claire et distincte présentée suivant l’ordre des raisons. Il y a des degrés d’évidence. Pour comprendre la nature d’une évidence, il faut en déterminer d’abord l’origine. C’est pourquoi Hume indique que c’est par un véritable processus qu’est engendrée l’évidence de notre connaissance des faits : « how we arrive at the knowledge of cause and effect ». On peut indiquer une légère ambiguïté dans cette dernière formule, même si elle est de peu de conséquence ici : Hume parle-t-il ici de la connaissance de la relation de cause à effet, ou bien de la connaissance de faits que nous interprétons comme cause et comme effet.

b) l. 3-5. Enonciation de la thèse.

Cette formulation de la thèse intervient de façon brutale et audacieuse (« I shall venture to affirm »), et risque de choquer le lecteur. La suite du texte aura pour but précisément de ménager cet effet. Il faut souligner ici que la force de cette thèse réside dans sa généralité : ce n’est pas dans la forme de son énonciation que la thèse est sceptique (au contraire l’affirmation de la thèse est dogmatique par sa généralité), mais dans ses conséquences pour la nature de l’évidence de notre connaissance des faits. La thèse accordée, en effet, il deviendra absolument impossible de fonder en raison nos inférences causales.
- Il faut souligner l’importance de la construction de la phrase : la connaissance de la relation n’est plus atteinte par l’entendement : l’entendement est ici grammaticalement complément d’agent dans une construction au passif, donc sujet actif. Au contraire cette connaissance émerge de l’expérience : elle devient donc le véritable sujet actif de la proposition, non plus le patient de l’action de l’entendement. C’est quelque chose qui affecte l’esprit.
- Il ne faut pas se méprendre ici sur le sens de l’expression « raisonnement a priori ». Un raisonnement a priori ici, cela signifierait que la simple donnée à l’esprit d’une perception pourrait permettre à notre entendement de tirer des conclusions quant à l’apparition d’autres perceptions ou faits, indépendamment de l’expérience acquise. Par exemple, en constatant comme Adam plus loin la transparence de l’eau, le raisonnement a priori nous permettrait de conclure qu’on peut s’y noyer (Il faut remarquer ici que le concept de « raisonnement a priori » n’a rien à voir avec les jugements synthétiques a priori de Kant). Or, pour Hume la relation n’est pas déduite : nous ne faisons que trouver en nous des conjonctions régulières d’événements ou d’objets. Une conjonction constante n’est pas une connexion nécessaire : il n’y a pas de relation qui soit donnée réellement dans une conjonction, et celle-ci ne concerne que ce qui a été. Elle ne peut rationnellement rien nous apprendre quant à ce qui sera. Seule une connexion nécessaire serait proprement déterminante pour l’avenir. La conjonction constante est toujours conjonction constante d’événements particuliers : en toute rigueur on ne peut que dire « par le passé il y a eu ceci, puis il y a eu cela », et non pas même « par le passé ceci a causé cela ».
- NB : Remarquons ici un problème important : la thèse de Hume ne souffre selon lui aucune exception. Il ne sera pas possible de prouver une quelconque inférence causale à partir du seul raisonnement, ou encore de ramener la relation causale à l’exercice du principe de raison. Ceci signifie d’abord que sa propre doctrine sur les inférences causales ne pourra elle-même aucunement s’appuyer sur le principe de raison. Elle devra donc s’appuyer aussi sur… des inférences causales. Expliquer la nature de l’évidence de nos inférences causales ne pourra se faire qu’en ayant recours, à un second degré, à de nouvelles inférences causales. Pourra-t-on aussi appuyer ce second degré d’inférences causales sur l’expérience acquise, ou bien le discours de Hume rencontre-t-il nécessairement ici un cercle ? L’affirmation dogmatique de la thèse de Hume ici rend nécessairement sa science de la nature humaine sceptique, car incapable de se fonder, et obligée d’asseoir par la suite ses propres inférences causales sur quelque chose comme… une expérience acquise... mais avec ce problème que les principes de la nature humaine ne sont pas donnés à l’esprit à la manière de perceptions. La science de la nature humaine sera donc à cet égard une métaphysique qui ne s’appuiera pas sur le principe de raison, mais sur des inférences causales, et des inférences causales particulièrement problématiques, car sur quelles conjonctions régulières pourront-elles s’appuyer (voir sur ce point l’explication de l’extrait de la section V sur l’habitude) ? C’est en partie ces questions de circularité qui détermineront Kant à définir sa philosophie critique comme transcendantale…

c) l. 5-12 : deux fictions philosophiques servant d’expérience de pensée.

Nous ne pouvons pas revenir aisément à l’expérience originaire de l’esprit, c’est-à-dire à ce moment premier où l’esprit n’est qu’une succession de perceptions sans subjectivité (cf. cours sur l’identité personnelle). Si nous redevenions esprit en ce sens, nous cesserions d’en être l’observateur, nous ne pourrions avoir l’esprit devant nous. C’est donc par un protocole expérimental seulement que nous pouvons nous re-présenter l’esprit avant qu’il soit affecté par la nature humaine, avant son expérience acquise. L’expérimentation philosophique ici a pour but de faire ressortir l’expérience originaire de l’esprit avant qu’il n’ait acquis de l’expérience. On voit ici combien le concept d’ « experience » est ici variable entre l’expérimentation, l’expérience originaire et l’expérience acquise.
Ici cependant le but de l’expérimentation philosophique n’est pas simplement de faire ressortir l’expérience originaire de l’esprit, mais de se demander ce qu’un observateur de cette expérience de l’esprit, doué d’un entendement parfait pourrait inférer de son observation. Ici on ne s’occupe pas d’expliquer le passage des perceptions de l’esprit aux objets des sens, car ce n’est pas le problème. Même à supposer ce passage évident, notre observateur ne pourrait inférer aucun fait (le feu par exemple) d’un autre fait (la fumée qu’il voit). Du moins ne le pourrait-il en l’absence d’une expérience acquise. Tout fait observé est pour cet observateur jeté dans le monde un fait absolument singulier, sans relation avec aucun autre fait passé ou à venir. L’idée même d’avenir, peut-on supposer, ne devrait pas exister – car comment l’anticiper sans avoir déjà acquis de l’expérience ?
L’exemple d’Adam n’apporte rien de décisif dans l’argumentation. Adam symbolise cet homme parfait aussi bien dans ses capacités, jeté dans le monde et vierge de toute expérience acquise. On trouve la même référence à Adam dans l’Abstract du Traité de la Nature Humaine. L’exemple apporte cependant une teinte d’ironie ici : si Adam ne pouvait pas rationnellement conclure de la transparence de l’eau qu’il risquait de s’y noyait, pouvait-il par son intelligence anticiper d’une quelconque manière les conséquences qu’il y aurait pour lui à goûter au fruit défendu ?

Après avoir exclu le rôle de sujet à l’origine de l’inférence causale à l’entendement, Hume montre que l’objet perçu lui-même ne peut non plus remplir ce rôle de sujet actif. On remarquera cela dans la structure de la dernière phrase « No object ever discovers… ». L’objet ne parvient pas à devenir le véritable sujet de la proposition, puisqu’il ne présente rien d’autre que lui-même, aucun autre objet, aucune autre existence. Le véritable « sujet » ici, c’est-à-dire ce qui agit sur l’esprit, l’affecte de sorte qu’il trouve en lui des inférences causales ce sera l’habitude ou « l’expérience acquise ». Notre entendement fera alors usage d’une relation qu’il n’a pas produite, quoi qu’il en pense.
[1] La postérité de Hume contestera cet usage du principe de non-contradiction. Kant le premier critiquera Hume en soulignant qu’il n’est pas possible de faire des jugements mathématiques des jugements analytiques, c’est-à-dire des jugements dont la validité soit exclusivement soumise à la non-contradiction. Sans intuition, il n’est pas possible pour Kant d’exhiber une quelconque contradiction ou impossibilité dans une proposition telle que « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ». On sait par ailleurs qu’après Hume, les géométries non-euclidiennes prouveront qu’il existe des espaces géométriques pensables de manière cohérente tels que la somme des angles d’un triangle ne soit pas égale à deux droits…

[2] Sur un plan pratique, Hume fait remarquer que l’entendement ne se contredit pas en pensant par exemple qu’une piqûre d’insecte est préférable à la destruction du monde. Ceci indique assez que l’enjeu de la nature de l’évidence de nos inférences causales n’est pas simplement spéculatif : il doit aussi permettre d’éclairer la manière dont les principes de la nature humaine peuvent régler de façon plus générale nos passions et nos mœurs.

L. 13-33 : l’obstacle de l’habitude et son auto-effacement.


On a explicité plus haut la structure de cette partie. Hume interroge ici l’acceptabilité de sa thèse par le lecteur en proposant trois types d’exemples dans le premier paragraphe qui correspondent aux critères énoncés dans le second paragraphe (l. 25-29). Le lecteur donnera, selon Hume, assez facilement son assentiment à la thèse énoncée dans le cas de ces exemples, mais aura du mal à accepter la généralité de la thèse dans le cas d’une expérience dont il est coutumier (les boules de billard).
Le premier exemple est celui des deux morceaux de marbre accolés. C’est un phénomène peu connu, et qu’ici on suppose inconnu du lecteur. Pourra-t-il deviner par le seul exercice de son entendement que pour séparer ces deux blocs, il ne faut pas tirer de chaque côté, mais les faire coulisser ? Le lecteur accordera aisément que non. Pourquoi ? Parce que précisément il s’agit d’un exemple dont il n’est pas familier, d’une expérience dont il n’a pas l’habitude, qui sort du « common course of nature ». Cette notion de « common course » est intéressante : on peut la traduire par « cours ordinaire de la nature », mais cela ne rend peut-être pas assez compte de la dimension commune de ce cours ordinaire. L’idée de « course » indique déjà une certaine forme de régularité, de continuité, de tranquillité, donc d’absence de surprise (pensez à l’idée d’un cours d’eau). La notion de common course indique à la fois une régularité de la nature, et celle d’une expérience faite par une certaine communauté d’observateurs. Elle renvoie à la notion de sens commun. L’expérience des deux blocs de marbre peut elle aussi être faite de façon régulière, mais ce n’est pas une expérience que les hommes font communément. A l’inverse, pour le lecteur vraisemblable de Hume au 18ème siècle l’expérience des boules de billard sera à tous égards une expérience commune et ordinaire : en elle on trouvera à la fois une métaphore du mouvement des solides pour la mécanique moderne, dont un homme instruit et cultivé est à cette époque nécessairement familier, et une expérience qu’il est communément amené à faire en société, dans son monde (ce serait déjà moins le cas si Hume s’adressait à un théologien dans un monastère ! Cette expérience serait moins de sens commun). Le cours ordinaire de la nature est aussi bien l’expérience du commun des hommes.
Le concept essentiel ici pour le sens commun et pour le lecteur relativement à sa prédiction de l’effet n’est pas seulement celui de cours ordinaire de la nature, mais d’analogie avec ce cours. L’analogie, c’est d’abord un concept à rapprocher de l’association imaginaire par ressemblance. Ce concept a un usage très extensif. Par exemple la ressemblance est très faible entre cette plume que je lâche de ma main et cette boule de plomb. Pourtant, dans les deux cas je prévois un même effet. De manière générale, l’analogie consiste à faire fonctionner ce qui est semblable en quelque manière, comme s’il était identique. C’est le concept qui permet de parler d’une conjonction régulière d’événements. A proprement parler, tous les événements sont singuliers. Ce n’est que parce qu’on les juge semblables en quelque manière qu’on peut parler de conjonction régulière, et que parce que le semblable est posé comme identique qu’on peut être tenté d’appliquer à ces événements semblables une même relation de cause à effet. Un événement ne fait pas qu’être semblable à un autre ; il devient analogue à un autre quand il est déjà interprété comme une cause ou un effet. Parce que l’analogie concerne ainsi toujours des événements interprétés comme étant en relation avec d’autres, on peut dire que Hume retrouve avec cette notion d’analogie l’idée d’une « égalité de rapports » (a/b = c/d).
L’exemple de la poudre à canon est à ce titre particulièrement bien choisi par Hume : d’extérieur, cette poudre peut paraître semblable à du sable. On pourrait être tenté après avoir fait chauffer du sable, de ne voir aucun effet notable. Faites la même avec de la poudre… le phénomène surprendra parce qu’il est sans analogie avec ce qui se passait dans le cours ordinaire de la nature, avec du sable.
Le dernier exemple relève de ce que Hume appelle la « structure secrète des parties ». Pourquoi le lait est-il un bon aliment pour un homme et non pour un tigre ? Nous pouvons par la suite chercher une explication scientifique de ce phénomène en décomposant de manière microscopique la structure du lait, et en décomposant de manière minutieuse les phénomènes chimiques propres aux digestions des deux espèces. Cela ne change pas que cette explication ne se fait que dans un second temps, après l’observation d’un phénomène qui a d’abord surpris, et relativement auquel nous admettrons sans difficulté que ce n’est pas l’examen, même minutieux de la structure chimique du lait et des phénomènes complexes de digestion qui nous ont amenés à inférer que le lait pouvait être mauvais pour un félin, mais une expérience répétée. Sans cette expérience, nous aurions eu spontanément tendance à croire que le lait était bon pour un tigre, puisqu’il est bon pour nous et beaucoup d’autres animaux. Nous aurions donc avant tout raisonné par analogie avec le cours ordinaire de la nature, et la rupture de cette analogie nous aurait conduit à reconnaître que c’est l’expérience et non notre raison qui nous a instruit. Personne, pas même un scientifique, n’oserait affirmer que c’est par l’exercice de sa raison qu’il a formulé cette relation de cause à effet dans l’alimentation, car tout simplement 1) il reconnaît n’en pas connaître l’ultime raison, et 2) sans l’expérience acquise, il ne s’en douterait absolument pas.

Le paragraphe suivant (l. 25-33) a recours à un exemple qui est l’inverse des trois précédents : comme nous l’avons vu, il s’agit d’une expérience bien connue, analogue au cours ordinaire de la nature, et dans laquelle il ne nous semble pas y avoir de problème lié à la complexité de la structure des parties de l’objet (le mouvement de la boule de billard est celui de tout solide, et il paraît infiniment moins complexe qu’un processus digestif). L’objectif de Hume est de montrer ici que tout à coup, sa proposition paraît ici perdre de son évidence. Il nous semble difficile de ne pas croire que nous connaissons la raison de ce mouvement ; au fond, il nous paraît presque absurde, c’est-à-dire contradictoire, de penser que cette boule ne va pas engendrer exactement ce mouvement-ci en heurtant cette boule-là. Disposant en outre d’un modèle mécaniste pour calculer ce mouvement, nous nous imaginons aisément, dit Hume, que si nous étions jeté pour la première fois dans le monde, nous pourrions prédire ce mouvement par le seul usage de notre entendement. En somme, nous n’aurions pas besoin de nous être habitués à ce mouvement pour le prédire rationnellement.
Or, manifestement il y a là une inconséquence, dans la mesure où l’exemple de la boule de billard ne diffère en rien essentiellement (comme le montrera le dernier paragraphe du texte) de l’exemple de la poudre, et si nous découvrions pour la première fois ce mouvement, il nous surprendrait de la même manière que l’explosion de poudre a dû stupéfier, voire terrifier, celui qui l’a observée pour la première fois. C’est donc en réalité que l’habitude a non seulement produit l’inférence causale, mais n’a pu le faire bien qu’en effaçant soigneusement les traces de son action. Là où l’habitude agit le plus sur notre esprit, elle est en somme la moins visible : elle efface son œuvre en effaçant la surprise initiale de la singularité de tout nouvel événement. Plus une habitude est invisible, plus elle est forte, c’est-à-dire capable de masquer notre ignorance initiale, et de lui donner l’apparence de la connaissance la plus certaine. Sans cet auto-effacement de l’habitude, il n’y aurait pas de croyance possible. L’habitude masque notre ignorance, mais ne détruit pas fondamentalement notre ignorance naturelle. Hume ne nie pas alors finalement l’évidence de nos inférences causales, mais en revanche conteste toute assise spéculative pour une telle connaissance. La véritable assise de notre connaissance des faits est ce qu’il appelle la pratique, ou encore l’expérience acquise.

L. 34-45 : la contingence des lois de la nature.


Pour ce dernier paragraphe, je serai beaucoup plus bref. Hume ici complète l’argument précédent. Il s’agit en effet de montrer que ce qui nous paraît être connu de façon rationnelle, comme le mouvement des boules de billard, ne l’est pas, pour indiquer plus généralement que les dites « lois de la nature » et « opérations des corps » (l. 34), c’est-à-dire les bases de la physique moderne, du modèle de toute science rigoureuse de la nature, que ces « lois » sont en fait radicalement contingentes. Quelle expérience de pensée Hume nous invite-t-il à faire ? Tout simplement la suivante : montrer que nous pouvons parfaitement concevoir d’autres effets possibles du choc d’une boule de billard contre une autre que ceux que nous observons habituellement, et que parce que nous pouvons concevoir n’importe quel autre mouvement de la seconde boule, voire – pourquoi pas ? – sa complète disparition, le rapport de ce que nous interprétons comme cause à ce que nous interprétons comme effet, est dans ce cas parmi les plus familiers, parfaitement contingent.
Il faut bien comprendre ce qu’est la thèse de Hume ici : il ne s’agit pas simplement de dire que nous pouvons imaginer par exemple qu’en lâchant un morceau de métal, au lieu de tomber il s’envole parce qu’un coup de vent l’aurait tout à coup soulevé. En un sens, il s’agirait là d’une simple nouvelle explication causale. Il ne s’agit pas non plus pour Hume, comme par exemple pour Popper
[1], de dire qu’un phénomène qu’on n’a jamais observé jusqu’à ce jour trouve en fait une explication dans le cadre d’une théorie scientifique plus extensive, plus explicative et plus « falsifiable ». Il s’agit radicalement de dire que les lois de la nature sont contingentes, ou encore qu’il est impossible de fonder la thèse selon laquelle la nature est un ensemble de lois, ce qui, dit autrement, signifie : au point de vue spéculatif, il est nécessairement contingent, il n’y a pas de raison, que la nature soit un ensemble de lois.

[1] Sur toutes ces dernières questions, on pourra se reporter utilement au récent essai de Quentin Meillassoux, intitulé Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Seuil 2006, bien sûr encore à Popper, Logique de la découverte scientifique, chez Payot, et enfin à l’essai de M. Malherbe donné en bibliographie : Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, Vrin 1994.

Mise en ligne du cours sur la Section IV, 1 de An Enquiry Concerning Human Understanding

Je mets en ligne tout de suite le cours sur la Section IV, 1, et devrais faire de même incessamment pour le cours sur la Section V, 1 (L'habitude)...
J’espère que vous lirez attentivement ces deux cours, et n’hésiterez pas à poser des questions, en particulier sur la section V (très difficile !).